"Brokeback Mountain" : La montagne magique

Ang Lee, 2006

Comme le disait fort justement un critique, «c’est un film d’homos à l’usage des hétéros». On a la sensation, surtout pendant dans la première partie du film, que le réalisateur ménage exagérément un spectateur qu’il veut convaincre sans le choquer. On a beaucoup loué les acteurs et on ne pourrait leur incriminer nulle faute de jeu qu’une extrême sobriété confinant au sous-jeu, mais qui alors du réalisateur ou des acteurs ne sait pas filmer ou jouer le désir ?
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Car le grand absent du film, c’est le désir, quant à l’émotion, hormis quelques scènes qu’on peut citer de mémoire tant elles sont rares, elle est chichement comptée. Est-ce la nature somptueuse, on connaît la dimension mortifère de trop de beauté, qui a capté toute l’émotion pour elle ? Les paysages du Wyoming avec les montagnes, les lacs, le reflet des montagnes dans les lacs, les troupeaux de moutons qui ondulent en une grande vague pelucheuse, se déplaçant tel un grand tapis bouclé mouvant, traversant la rivière comme une marée beige laineuse, avec quelquefois une brebis égarée, blessée, indisciplinée.

C’est avec une foule de précautions que le réalisateur amène la scène qui va dynamiter le grand mythe du western macho et faire se retourner John Wayne dans sa tombe : le chemin du passage à l’acte où les deux hommes vont s’aimer est plus laborieux qu’une intervention chirurgicale sous échographie Les regard par en dessous, un corps nu flou se lavant en arrière-plan, les disputes de gosses qui les font se rouler par terre, le froid qui les rapproche sous la tente, l’alcool qui a empêché l’un d’eux de quitter le campement, que de circonstances atténuantes Hormis la scène de la première fois (filmée dans une pénombre bienveillante), celle de l’étreinte des retrouvailles trois ans plus tard avec baiser fougueux, les parties de pêches annuelles seront bien sages et édulcorées, les deux hommes étant filmés en train de bavarder ou de se quereller.
Wyoming, 1963

Un cow-boy beige attend l’ouverture d’un bureau de recrutement, adossé à un baraquement grisâtre. Une ville de western, une unique rue déserte et poussiéreuse. D’une vieille voiture noire de modèle pick-up, descend un cow-boy bleu qui donne un coup pied rageur dans la carrosserie. Dans le local d’embauche, aucun de deux jeunes gens n’ouvre la bouche, un homme revêche derrière un bureau leur explique leur futur boulot sans leur demander leur avis ni même ce qu’ils recherchent, ils repartent sans dire un mot. A la sortie du bureau d’embauche, ils se présentent enfin l’un à l’autre et se serrent la main : Jack Twist (Jake Gyllenhaal), Ennis Del Mar (Heath Ledger). Ensemble, ils s’apprêtent à partir dans la montagne pour la transhumance d’un troupeau de moutons. Jack le séducteur, tout vêtu de jean bleu, chapeau Stetson noir, Ennis, le taciturne, en veste de daim beige camel et chapeau crème, très Marlboro cow-boy. Jack dormira en haut de la montagne avec le troupeau, Ennis restera en bas garder le campement. Mais Jack se révolte contre les conditions de travail et c’est Ennis, résigné, qui le remplacera. Ennis Del Mar ne connaît la vie que par la lunette de la victime : orphelin, la ferme de ses parents vendue pour cause de dettes, il est élevé par son frère et sa sur jusqu’à ce que ni l’un ni l’autre n’ait plus de place pour lui. Jack Twist est d’une nature plus insouciante malgré un père dominateur qui le rabaisse et auquel il échappe en faisant des rodéos.

Jusqu’à ce que Ennis se fasse attaquer par un gros ours brun, les deux hommes n’échangeront pas une parole, un univers où les gestes du quotidien prennent toute la place, filmé à hauteur d’homme avec des références à la mythologie du western : ces photos des cow-boys allongés de profil avec leur chapeau et leurs bottes. Ensuite, Jack dira à Ennis «tu n’a jamais autant parlé en quinze jours» et il lui répondra «je n’ai jamais autant parlé en un an».

Les scènes émouvantes existent bien qu’elle soient totalement isolées des autres, comme en option A la fin de la saison à Brokeback mountain, les deux hommes se quittent sans un geste, plus gênés que lors de leur premier soir sous la tente dans la montagne, en échangeant quelques platitudes. En partant, Jack regarde Ennis dans son rétro comme la première fois au bureau d’embauche, la petite silhouette rétrécit dans le miroir alors que la voiture file sur la route. Dans la scène suivante, Ennis vomit tripes et boyaux et sanglote contre un mur, caché dans une impasse, un homme passe, il se cache, il se cachera désormais. Dans le plan suivant, Ennis se marie à l’église, il épouse Alma, sa fiancée, pour une existence de privations et de frustrations, deux petites filles dans une maison lugubre et des boulots de fortune à trembler pour joindre les deux bouts.

De son côté, Jack rencontre Lureen, la fille d’un riche marchand, une sorte de Sue-Ellen Ewing avec brushing laqué collé blond jaune, qui vit le nez sur une calculette à compter les marges bénéficiaires, et trouve avec elle un beau-père aussi méprisant à son égard que son propre père. Même si une fois par an pendant vingt ans, Jack et Ennis voleront quelques jours pour aller camper et pêcher dans la nature en souvenir de Brokeback mountain dont ils recréeront les le rituel de leur première fois dans un paysage similaire, ils n’oseront jamais y retourner à l’image de leur amour interdit. Bien qu’il soit passif sexuellement parlant, c’est Jack qui mène le jeu, c’est lui qui fait les premières avances à Ennis, lui qui le relance trois ans plus tard, c’est encore lui qui voudrait qu’ils partagent leur vie au grand jour. Ennis n’aime qu’un homme, Jack, et Jack aime les hommes, surtout Ennis, c’est ce qui fait toute la différence La souffrance d’Ennis envahit le film et dans le livre (Annie Proulx), il semblerait que ce soit lui le personnage principal, bien que le film ait voulu étoffer la vie de Jack à parts égales. Les critiques ont beaucoup parlé de la dimension macho d’Ennis qui n’assume pas son homosexualité, c’est vrai en partie, mais c’est surtout sa vocation de victime qui frappe, son habitude du malheur, de l’exclusion et de l’abstinence qu’il accepte mieux que Jack.

Ang Lee filme plus finement le manque et l’absence que la relation amoureuse entre les deux hommes. Il réussit surtout à faire passer le désarroi d’Alma, la femme d’Ennis et la stupidité snob de Lureen, la femme de Jack, le malheur tranquille de deux couples qui ne se supportent plus que dans le conflit ou le non dit. N’est-ce pas ce qui rend le film «supportable » pour le grand public, et peut-être aussi pour Ang Lee, le réalisateur. qu’il n’y ait pas d’amour heureux? Les spectateurs seraient-ils aussi enthousiastes si Ennis avait épousé Jack comme Elton John récemment son compagnon? On est plus près de «Love story»* (1970) que de «Macadam Cow-boy»** (1969) et d’ailleurs Heath Ledger ressemble beaucoup à Ryan O’ Neal de l’époque Ali Mac Graw. C’est un mélodrame introverti utilisant les décors, les codes et les costumes du western. Et il n’est pas innocent qu’Ang Lee ait choisi le western, symbole de la virilité américaine hypocrite, avalisant le massacre des indiens, pour le faire exploser.

Les Acteurs :

On comprend pourquoi c’est lui, Heath Ledger (Ennis), qui est nominé pour les Oscars, quelque soit le potentiel lacrymal du spectateur, de la salle, on sort en silence avec les autres spectateurs qui reniflent, comme Ennis a passé et finira sa vie Acteur australien repéré dans « Patriot », il explose comme Edward Norton à se débuts, un futur grand

Jake Gyllenhaal (Jack), soudain on ne voit plus que lui dans «Le Jour d’après», dans le superbe «Jarhead» il y a quinze jours. Avec un regard bleu étonné qui fait sa force et sa faiblesse, il aurait visiblement le travers d’exister à l’écran « tel quel » plus que de composer un personnage d’un film à l’autre si on peut en juger sur trois films.

Michèle Williams (Alma) : un rôle ingrat et misérable dont elle se sort bien puisqu’il semblerait qu’elle ait épousé HL, son partenaire et son mari dans le film.

Ang Lee, réalisateur taiwanais installé aux USA, avait déjà abordé l’homosexualité dans «Le Garçon d’honneur» (1993) et le western dans «Chevauchée avec le diable» (2001) mais on le connaît surtout en France pour «Tigre et dragon» (2000).
En conclusion :

Un film inégal qui ne transgresse pas les tabous aussi facilement qu’on veut bien le louer un peu partout dans la presse. J’ai entendu lors d’une émission de télé une journaliste raconter que les gens riaient au cinéma lors de la scène du baiser tant ils étaient gênés Un beau film cependant, pas très captivant avec des acteurs exceptionnels et des paysages grandioses (les deux point forts du film), une image classique et limpide, mais un manque flagrant de réalisme : costumes trop propres et repassés comme les amours de Jack et Ennis, vieillissement des héros sur 20 ans à peine visible à l’il nu, excepté une petite moustache pour Jack. On dit que Leonardo Di Caprio et Brad Pitt avaient refusé les rôles et la mission «grand public» du film Hollywoodien pur jus aseptise considérablement les situations et les émotions. Un film pavé de bonnes intentions

 

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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