"Il Caimano" : Berlusconi puissance 3

Nanni Moretti, 2006

 

Pendant la conférence de presse, l’acteur principal du film a fait cette déclaration qui en dit long, tout en prenant la précaution de prévenir «j’espère que Nanni ne m’en voudra pas de dire ça». «Il m’a semblé qu’il y avait deux films en un, deux films qui n’avaient pas de rapport l’un avec l’autre : un film politique et un film délicat, poétique, intime. Cette dualité m’a un peu inquiété, mais comme nous disposions de beaucoup de temps, nous sommes parvenus à trouver un équilibre.
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C’est avant tout un film sur la vie au temps de Berlusconi." Quand on voit le film, on comprend mieux le désarroi de Silvio Orlando à la lecture du scénario et on rend hommage à son optimisme de conclure que l’équilibre entre les deux histoires, intime et politique, a été finalement trouvé «Le Caïman», surnom de Berlusconi, sortit peu avant les élections italiennes qui vit la victoire à l’arraché de Romano Prodi et le dépit de Berlusconi qui contesta quinze jours durant le résultat du scrutin. Berlusconi possédant les trois chaînes privées de télévision italienne, le film ne bénéficia quasiment d’aucune promotion, les deux chaînes publiques n’ayant pas non plus invité Nanni Moretti, seule la troisième chaîne eu le courage de parler de son film et Nanni Moretti fit mine de faire croire que son film se passait en Allemagne… «Pourquoi alors des plaques italiennes sur les voitures dans le film?» plaisanta le présentateurS’agissant du contexte politique qu’il a voulu dénoncer dans «Le Caïman», le plus éloquent est dit par Nanni Moretti lui-même dans sa conférence de presse au festival de Cannes : "Il n’y a qu’en Italie qu’un tel cas de figure peut se produire (et j’espère que notre pays restera un cas isolé) : donner à un citoyen la direction de trois des six chaînes publiques (une situation rendue possible par un vide juridique et entérinée par une loi votée pour l’occasion), et ensuite lui permettre de se présenter aux élections, c’est inacceptable. Et ce n’est pas parce que la gauche a remporté les dernières législatives que les problèmes ont disparu. Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé après les élections, et qui est une des choses les plus graves qui puissent arriver dans une démocratie : le perdant n’a pas voulu reconnaître sa défaite – ce qui n’a provoqué aucune réaction chez ses alliés. Cela correspond bien au comportement agressif que je montre dans le film. Déjà, en 1996, Berlusconi avait contesté les résultats des élections. Le plus grave, c’est l’accoutumance : tout le monde en Italie trouve cette situation normale. Moi, je ne veux plus qu’elle se reproduise."

Bruno Bonomo (Silvio Orlando), producteur has been qui n’a rien produit depuis dix ans, empêtré dans son divorce et ses problèmes à la banque, se voit proposer par Teresa Montero (Jasmine Trinca), une aspirante cinéaste militante, un scénario sur Berlusconi qu’il ne prend pas vraiment le temps de lire. Harcelé par son banquier, Bruno Bonomo renonce rapidement à son projet sur Christophe Colomb «Océan de peur» dont il n’a pas le premier sou pour produire le scénario de Teresa dont il n’a pas mesuré la dimension politique. Une scène très amusante où Bruno Bonomo veut se servir de la maquette d’un bateau construite par un enfant pour faire son film sur Christophe Colomb, voit son principal collaborateur lui claquer la porte au nez, la maquette de son petit-fils sous le bras.

Nanni Moretti a déclaré qu’il voulait faire plusieurs films dans le même film : un hommage au cinéma, une storia familiale et un film politique. Les premières images du film sont celles du dernier film raté de Bruno Bonomo «Cataractes», on le comprend quand l’écran se rallume sur une salle de cinéma. Outre l’hommage au cinéma, le film traite simultanément de deux histoires : celle du chemin de croix de la recherche de financement pour la production du film sur Berlusconi et celle intime du divorce de Bruno qui dort dans son bureau sous des étagères de pellicules. Dans la première heure du film, le subtil équilibre entre les deux thèmes dont parlait Silvio Orlando est atteint, c’est ensuite que ça se gâte, avec pas moins de trois figures de Berlusconi, le film s’enlise.

La meilleure scène du film qui renvoie aux tragicomédies du cinéma italien est celle ou Bruno Bonomo propose lors d’un trajet en voiture, les protagonistes chantant en cur sur une musique assourdissante à la radio, le rôle de Berlusconi à un acteur, Marco Pulicci (joué par Nanni Moretti, pour la première fois, il ne s’est pas attribué le premier rôle) qui le refuse sous prétexte qu’il doit jouer dans une comédie. Moretti nous fait passer le message par la voix de l’acteur qui se défile «c’est toujours le moment de jouer une comédie».

Les scènes de la vie familiale disloquée de Bruno Bonomo sont empreintes de sensibilité et d’émotion, comme celle où les enfants jouent à dormir sous une tente dans la petite chambre d’hôtel de leur père. Les histoires que Bruno Bonomo raconte à ses deux fils pour les endormir relèvent de la storia familiale et de son regard sur le cinéma qui plait à la jeunesse d’aujourd’hui, les deux enfants préférant la déclinaison fantaisiste des aventures justicières d’Aindra (Margherita Buy qui joue aussi l’épouse de Bruno), héroïne des vieux films de leur père comme «Suzy la misogyne», «Botillons sanglants» ou «Cataractes».

Petit à petit, Nanni Moretti insère des images d’archives du vrai Berlusconi dans son film cependant que les deux personnages de Bruno et de Teresa poursuivent leurs démarches pour monter leur film sur Berlusconi. Nanni Moretti refuse d’exploiter la dimension comique de Berlusconi, à sa conférence de presse, il déclare :"En Italie, on a fait de Berlusconi un personnage comique, il était de bon ton de s’envoyer des blagues par mail ou par SMS, mais cela ne me plaisait pas. La sous-estimation du danger que représente Berlusconi va de pair avec la surestimation de son côté comique."

Bruno et Teresa et son scénario, Bruno et la critique du monde du cinéma, Bruno et l’explosion de sa cellule familiale, Nanni Moretti et le vrai Berlusconi à la télévision, Nanni Moretti dans le rôle de l’acteur qui finira par accepter d’incarner Berlusconi dans « Le Caïman », film dans le film, en remplacement de l’acteur qui trahira Bruno pour aller jouer dans le «Christophe Colomb» du début, tout cela fait trop de scénarii et de directions pour un seul film Malgré le talent et l’intelligence de Moretti, débordé par son indignation, il semble que le réalisateur n’ait pas eu le recul nécessaire pour élaguer son scénario et surtout se décider à choisir un genre et un ton plutôt que de livrer cet hybride tricéphale : film politique, film intimiste et comédie. Le film trop ambitieux en devient indigeste et, pour tout dire, assez fastidieux, je donne un coup de chapeau au magazine «Elle» qui a su s’immerger dans l’histoire plurielle de Moretti et en a fait son coup de cur de la semaine (bon courage aux lectrices)

Bien entendu, l’humour est présent dans le film par touches, le festival «Cinéma et psychanalyse» avec le film «Maciste contre Freud», la scène où Berlusconi vante les mérites de la télévision privée avec son show de danseuses dénudées à plumes roses au lieu des deux chaînes publiques «toutes grises, terminant leurs programmes à onze heures du soir et avec des danseuses habillées» Mais c’est surtout Silvio Orlando qui donne tout le sel à l’aspect tragicomédie typiquement italien de l’interprétation : avec un physique assez passe-partout, il ressemble à un Robert Castel qui jouerait comme Alberto Sordi, grand acteur du cinéma italien des années 70/80 qui excellait à avoir cet air malheureux et malicieux en même temps, dont le visage était tellement expressif qu’on y lisait à livre ouvert, je pense à « L’Argent de la vieille » de Comencini avec Alberto Sordi et Bette Davis qui est un sommet d’interprétation, bien que le film, lui, penche du côté du cinéma militant de Godard des années 60 comme "La Chinoise".

Ce que dit Nanni Moretti nous explique parfaitement ses objectifs et sous-entend les difficultés de l’entreprise « je crois que le cinéma est un moyen d’expression qui nous permet de voir une réalité qu’on ne peut pas, ou plus, voir, comme c’est le cas en Italie. Les mots de Berlusconi ne nous impressionnent plus quand ils sont prononcés par lui, on y est trop habitués. Or, ça reste un discours très violent. J’ai donc voulu restituer la gravité et le poids de ces mots en les mettant dans la bouche d’une personne qui est très éloignée de lui : moi-même. Je n’ai surtout pas cherché à imiter Berlusconi, mais à m’exprimer le plus froidement possible."

La conférence de presse dont je donne ici de larges extraits, était nettement plus passionnante que le film lui-même, inégal et plutôt décevant, mais qui donne envie de revoir le « Journal intime» de Nanni Moretti.

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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