"Jarhead – la fin de l'innocence " : Le désert des tartares

Sam Mendès, 2006

Ce n’est pas un film de guerre, c’est un film sur la guerre, sur les comportements des soldats pendant la guerre du golfe et leur interminable attente dans le désert. Avec l’observation très fine de la transformation de leur peur initiale de tuer en dépit de ne pas se battre, en deux mots, leur conditionnement physique et psychologique à faire la guerre.
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Des réticences à manipuler les armes du civil d’hier fraîchement engagé à la crise de nerfs finale du soldat interdit de tirer, il y a une longue croisade, un film, « Jarhead », qui veut dire « tête de jarre », plus communément « tête d’uf », faisant allusion à la coupe de cheveux des marines.

L’arrivée du soldat Swofford (Jake Gyllenhaal)), 20 ans et l’innocence, nouvellement engagé dans les marines, est saluée par un bizutage maison et une grippe intestinale, «welcome to the fuck-up!» («bienvenue dans le foutoir !»). Enfermé dans les toilettes de la caserne avec un sirop laxatif, il lit « L’Etranger » de Camus Promu clairon par le sergent Sykes (Jamie Foxx)) qui a désavoué son bizutage, il sonne le lever avec des bruits de bouche et de gosier, faute de clairon Sur soixante recrues, on choisit six snipers (tireurs d’élite) et Swoff en sera ; s’en suivent des cours accélérés sur le thème du tir JFK avec fumée rose où l’on répète à l’envie «sans son fusil, le sniper n’est rien, sans son sniper, le fusil n’est rien». Sous la houlette du beau sergent Sykes, les manuvres commencent et le seul mort de la troupe sera tué par erreur avant la guerre pour s’être relevé terrorisé d’un parcours du combattant au lieu de ramper sous les barbelés sous les tirs de vraies balles.

Après l’invasion du Koweit par l’Irak, le monde arabe demande l’aide des USA et l’armée américaine se verra confier la garde des puits de pétrole des Saoudiens, l’opération «Bouclier du désert». Après un départ pour le front en avion de ligne, les recrues débarquent dans le désert. L’attention est focalisée sur les six snipers dont Swofford (Jake Gyllenhaal), le narrateur, Troy (Peter Sargaard), le dur qui a préféré l’armée à la prison, Fergus, l’intello a lunettes, Cortez (Jacob Vargas) le cubain avec la photo de sa femme enceinte, Krugger, le pensif, Fowler (Evan Jones), le joyeux drille.

Sur la géniale musique de T.Rex «Get it on» (1970), l’entraînement commence, on court sur le sable du désert avec des masques à gaz pour une partie de football américain, on boit, on tire à la grenade, on s’hydrate, mille petites bouteilles d’eau vides sous le soleil, sous les encouragements du Sergent Sykes « accélérez ou je vous tire dans le pied ! »

Dans cet enfer chauffé à blanc, une obsession tient les recrues en éveil : que font leurs femmes en leur absence? Lettre rose de Kristina à Swoff qui lui annonce qu’elle a rencontré un ami cher à l’hôtel dans lequel elle travaille, vidéo de la femme d’un sniper en train de forniquer avec le voisin de palier. Doutes, cauchemars, suspicions, séance de masturbations et bagarres, rappellent au bon souvenir des soldats qu’il existe encore une libido après le désert. Superbe scène du sniper dont le crâne est filmé de dos dans les toilettes, une photo d’une femme dénudée a bout de bras, et finissant par se taper la tête contre les murs

L’oisiveté forcée et le grill de l’attente aidant, les soldats passent de l’autre côté du miroir, et le pacifiste Swoff qui dansait nu avec un bonnet de père Noël sur la tête et un autre sur le sexe, un jerrican de scotch à la main, va régler son compte à un Fergus cafardeux qui vient de faire sauter inopinément les caisses de munitions du camp en faisait griller, solitaire, deux saucisses dans une petite poêle. Feu d’artifice dans le ciel de Noël des munitions qui brûlent et de la tête de Sworff qui explose, manquant de tuer Fergus, ce qui lui vaudra comme punition d’être rétrogradé en seconde classe et affecté aux latrines

Comme le dit le récit de Swoff en voix off, «toutes les guerres sont différentes et toutes les guerres se ressemblent». Le film choisit l’angle de montrer le quotidien des soldats avec ses blagues et ses désillusions sur une trame de crescendo de la tension nerveuse et de la fatigue physique. Contrairement à des classiques du film de guerre comme «La Ligne rouge» ou, dans une certaine mesure, «Apocalypse now» (qu’on projette aux soldats), ce n’est pas un film anti-militariste. Ce n’est pas non plus le «Voyage au bout de l’enfer», la guerre du Vietnam à laquelle le film fait allusion (quelques mesures de la musique des Doors, l’ancien soldat du Vietnam dans le bus du retour), mais ça aurait pu l’être la nuit de pétrole n’arrivera qu’au dernier tiers du film, des cadavres carbonisés dans les voitures cramées sur l’autoroute de la mort (de Koweït City à la frontière irakienne) à la pluie noire et visqueuse qui obscurcit le ciel «la terre saigne !», les irakiens ayant mis le feu aux puits, c’est la dernière partie la plus dure du film, les hommes et les chevaux maculés de boue noire, l’obscurité en plein jour.

Une guerre sans guerre qui n’est pas sans faire penser au «Désert des Tartares»*, la vie dans une forteresse aux confins du désert d’où le sergent Giovanni Drogo et toute une armée surentraînée, soumis à l’attente et l’enfermement pendant toute leur vie, guettent des ennemis qui ne viendront jamais Une absence de combat réel qui n’empêchera pas le viol des consciences, la marque au fer rouge de l’utilisation possible des armes, de la peur de l’attaque chimique, des conditions de survie. La dernière phrase du film reprend la première phrase du début du film qui énonce en substance «un homme qui tire au fusil de retour chez lui après la guerre quoi qu’il fasse ses mains se souviennent toujours du fusil»

Si le début du film est un peu caricaturé avec les hurlements du sergent instructeur et de la recrue en réponse, et des gros plans des visages, des bouches en train d’articuler les invectives, avec mouvements intempestifs de caméras, procédé mainte fois utilisé sur le même thème mais qui a prouvé son efficacité, les images dans le désert sont particulièrement réussies. Ayant pris le parti d’un univers blanc crème comme l’omniprésence du sable, la photo est blanc bleutée, aidée en cela par les tenues de camouflages claires sur fond blanc grisé, les lignes avancent, véhicules ou hommes, comme une épaisse zébrure floutée de sable dans le sable. Seuls les moments de la fête surexcitée de Noël et l’embrasement final du désert sont dans la lumière jaune, exception faite de très belles photos avec les torses cuivrés des hommes dans l’immensité blanche, et de leur visage buriné et bronzé comme une lumière quand ils se regardent dans un miroir.

Le ton du film est délibérément exempté de pathos, il y a une certaine bonne humeur, un humour de bidasse macho qui fait sourire, le personnage du sergent bourru commençant toutes les annonces de catastrophes ou de corvées à faire en feignant de positiver «you’re lucky to» ou malmenant les recrues souvent à bon escient, pour les sortir de leur torpeur ou créer un esprit de groupe, n’est pas nouveau (voir «Le Maître de guerre» avec Clint Eastwood) mais ça fonctionne, ça donne une dose de légèreté bienvenue au spectateur comme aux soldats dans le film. Sam Mendes dit « je voulais montrer comment la vie d’un soldat professionnel peut être désorganisée et non héroïque". Et aussi, il compare la situation de l’équipe du film à celle de la troupe et, dans les deux cas, il s’agit d’un univers essentiellement masculin : «nous étions un groupe d’hommes dans le désert qui attendions la fin du tournage. (comme les soldats le début des combats) certains acteurs ont eu quelques accès de folie comme les personnages».

Les acteurs :

Jake Gyllenhaal (Swoff), la coqueluche d’Hollywood du moment. Révélé par «Le Jour d’après» (2003), on l’attend impatiemment la semaine prochaine dans le western le plus subversif de l’histoire du western «Brokeback mountain». Avec un faux air de Nicolas Cage en sage, de grands yeux bleus écarquillés, quelque chose de sensible en plus, ni macho ni femmelette, ce n’est ni un héros ni un antihéros. Comme le dit l’article de « Télérama » consacré au quinze nouveaux séducteurs du cinéma américains, les nouveaux venus se situent entre l’école charismatique façon Redford et l’Actors studio de Dustin Hoffmann, exit l’action hero à la Stallone ou le sex-symbol à la Brad Pitt, aujourd’hui, ils peuvent tout jouer et avec nuances.

Peter Sarsgaard (Troy), personnellement, c’est celui que j’ai préféré et de loin : un peu Kiefer Sutherland mâtiné de Matt Damon, pas mal… Révélé au public par «Boys don’t cry» (2000), on l’a vu récemment dans «Flight plan» (2005), un rôle qui ne le mettait pas spécialement en valeur, mais on l’attend prochainement dans «Shattered glass» qui lui a valu des nominations outre-atlantique au Golden globe.

Jamie Foxx (sergent-chef Sykes) : c’est incontestablement le plus séduisant et le plus naturel des trois acteurs phare du film, avec une irrésistible petite pointe d’humour dans son interprétation. Révélé par «L’Enfer du dimanche» (1999), il a explosé avec deux films : «Collateral» (2003) et «Ray» (2005) avec Tom Cruise. A suivre dans le film «Miami vice» prochainement dont je suppose qu’il est tiré de la série éponyme.

Tiercé gagnant pour le réalisateur Sam Mendes qui fait un sans faute avec des sujets aussi différents que «American beauty» (1999), «Les Sentiers de la perdition» (2001) (mon favori) et aujourd’hui «Jarhead».

Dans une interview, Sam Mendes déclare que chaque scène démarre par un plan rapproché de Swofford et que nous ne voyions à l’écran que ce que les soldats sont en mesure de voir. Par ailleurs, on apprend que le monteur, Walter Murch, est le même que celui d’«Apocalypse now». En conclusion, c’est un film ambitieux qui n’en a pas l’air, l’histoire comme l’Histoire sont modestes, point de héros ni de combats mais une chronique du quotidien des marines, observé du point de vue des mêmes marines, largués sur le front déserté du désert, entre peur de se battre et frustration de ne pas combattre, un fusil dans les mains qui ne servira jamais mais l’âme aguerrie de ceux qui ont failli ne pas en revenir, il aurait suffi d’un grain de sable dans les rouages… Un film peu violent pour un public large, un constat sans parti pris, le contraire d’un film engagé comme il semble que ce soit la tendance du moment, bien qu’il y ait une critique sous-jacente de l’endoctrinement et de la manipulation des médias. Enfin, c’est un film sans stars confirmées aujourd’hui mais avec celles de demain .

* roman italien (chef d’oeuvre) de Dino Buzzati (1940) adapté mollement au cinéma par Zurlini en 1976 avec Vittorio Gassman et Jacques Perrin.

 

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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