"Vers le Sud" : Haïtian Gigolo

Laurent Cantet, 2006

Si vous ne savez pas quoi faire pour les vacances, que vous possédez un maillot une pièce imprimé, un paréo démodé, des cheveux trop longs passée la cinquantaine, un teint laiteux de bostonienne, un mari absent et un compte en dollars, pourquoi ne pas aller se mettre à l’ombre à Haïti? C’est ce qu’ont l’habitude de faire Ellen, Sue, Jessica et les autres, un aréopage de quinquas tristes, veuves joyeuses en maillots nageurs sages sous de larges chemises de plage, avec des chignons et des mèches blondes desséchées de soleil, des enthousiasmes d’adolescentes et des rides creusant leurs rires.
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A la plage, ce ne sont que crèmes solaires et caresses, jeux dans l’eau et sodas glacés, club sandwishes offerts aux jeunes gens qui les bichonnent, portent les sacs de plage, installent les chaises longues, «ne te fatigue pas, va jouer avec tes amies», disent paternellement les gamins à ces vieilles petites filles malicieuses : eux, les proies et les bourreaux, les corps minces et lisses de ces éphèbes ébène, Chico, Eddie, Jeremy, Neptune, Legba, qui font s’ouvrir les porte-monnaie et les portes des chambres des pensionnaires de l’hôtel de "La Petite anse" la nuit.

Depuis quelques années, Ellen vient de Boston passer l’été à Port-au-Prince, une destination encore touristique dans les années 70. De la ville, elle ne connaît qu’Albert, le patron de l’hôtel et la fraîcheur de son bungalow au pied d’une plage de carte postale avec des kilomètres de sable bordés de forêts de cocotiers. Anglaise vivant aux USA, Ellen enseigne la littérature française à l’université de Boston où elle hait ses étudiantes jeunes et stupides qui pleurent pour des amourettes qu’elles oublient aussitôt. Dépitée par une vie sans amour «à Boston, passé 40 ans, tu n’intéresse que les frustrés congénitaux ou les cocus», Ellen, 55 ans, crue et cynique, parle comme un mec de sexe et de bons coups «j’ai toujours pensé que vieille, je payerai pour ça mais je ne pensais pas que ça arriverait si vite!»

Quand Brenda débarque de l’aéroport, longiligne femme aux cheveux blonds lâchés sur les épaules avec sur le visage toute la douleur du monde et sur son corps trop maigre un maillot marron à fleurettes ton sur ton, Ellen ne se méfie pas de cette nouvelle pensionnaire à briefer « tous ces cute boys, sers-toi!.. si tu n’oses pas payer, fais-leur des cadeaux !» Persifleuse et malveillante, Ellen passe le temps à railler Sue, la canadienne, la gironde, brune à frange et à forte poitrine sanglée dans un maillot turquoise «elles le font exprès d’être aussi grosses ? Moi devant un Rubens, j’ai la nausée..», «c’est quoi un Rubens ?» demande un des gamins

Mais Brenda n’en est pas à son premier séjour, elle revient pour Legba, le play-boy de la bande, le gigolo préféré de ces dames. Très vite, Ellen, qui se la joue femme libérée «I’m crazy about sex and love» ou «Legba est à tout le monde, c’est lui qui décide», se ronge de jalousie quand il lui préfère Brenda.

Brenda a connu Legba très jeune an vacances avec son mari, ils l’avaient adopté jusqu’à ce qu’un jour, seuls tous les deux sur une plage, l’adolescent lui fasse découvrir l’orgasme à 45 ans. Elle raconte face caméra l’histoire d’une passion qui occupe son esprit et son corps jour et nuit, surtout la nuit, depuis trois ans, le moindre baiser, la moindre caresse, chronologiquement, elle se rappelle de tous les détails de la première étreinte. Legba non plus n’a pas oublié qui considère Brenda autrement qu’Ellen et ses congénères qui lui permettent de gagner sa vie.

Portrait d’un haïtian gigolo, gentil et nonchalant, ayant investi son corps comme un rentable fonds de commerce dans un pays sans la moindre ressource, apportant les liasses de dollars gagnés à sa mère, jouant au foot avec ses copains. Une situation qui ne va pas sans humiliations : interdit de déjeuner à l’hôtel, on le sert sur la plage, qu’il se plaigne aux filles du pays d’être fatigué, elles lui répondent "tu préfère balayer la terrasse et nous on va baiser à ta place?".

A présent, tandis que Brenda et Legba roucoulent sur la plage dans la nuit tropicale, Ellen fait la gueule seule sur son lit en fumant, en buvant. Que revienne Legba la coiffer, lui passer de la crème sur le visage et le prendre en photo nu et offert sur son lit, elle l’attend… Dans un premier temps, Ellen, agressive, se moque des vêtements neufs que Brenda a offert à Legba «habillé ainsi, tu a l’air d’un noir de Harlem !» Mais des deux rivales, la plus passionnée n’est pas la douce Brenda, plus épicurienne qu’il n’y paraît, et Ellen finira par supplier un Legba insensible dans une scène déchirante.

Ces auto-portraits face à la caméra de Brenda, l’amoureuse, d’Ellen, la cynique, de Sue la nunuche, et d’Albert, le patron de l’hôtel, sont pesants et je n’ai d’ailleurs jamais compris l’intérêt de ce procédé assez prisé, type aparté au théâtre, qui casse la narration et nuit à l’intensité dramatique. Le personnage d’Albert figure à lui seul le ressentiment des Haïtiens face à «l’occupant» et ses dollars, que son grand père, qui avait les blancs en horreur, surtout les américains, considérait comme des animaux

L’image est classique, les couleurs comme palies avec le ciel bas des tropiques, l’absence de soleil, les nuages, mais le réalisateur ne profite pas beaucoup de la beauté des lieux, préférant l’ombre des alcôves et des chairs fanées. De Port-au-Prince, on ne verra pas grand-chose non plus que la rue principale sans doute reconstituée ailleurs et on le regrette.

Charlotte Rampling est Ellen, magnifique dans sa colère et son désespoir, le visage congestionné de fureur, de douleur, de dépit, prête à exploser des années de manque accumulées. Rampling a ce qu’on appelle le ton juste, ni trop ni pas assez, elle est parfaite, totalement crédible, on la déteste et on la plaint, elle est odieuse, superbe et pathétique, elle est le rôle. A 60 ans dans la vie, c’est la plus séduisante des femmes de l’aventure, elle a la classe à tout âge !
Charlotte Rampling, l’égérie des films scandaleux et névrosés de «Portier de nuit» (1974), «la Chair de l’orchidée» (1975) à «On ne meurt que deux fois» (1985) «Max mon amour » (1986), voire «Angel heart» (1987), a fait fort !!! Come-back au cinéma depuis «Sous le sable» (2000) et «Swimming pool» (2003) d’Ozon , on la verra bientôt dans « Basic instinct 2 » avec Sharon Stone.

Karen Young est Brenda, la douce amoureuse, trop mince, trop pâle, trop fade, un rôle difficile face à Charlotte Rampling qui prend toute la place, une Brenda lisse et sainte nitouche qui va bouleverser la vie d’Ellen avec son « amour dégoulinant » On découvre Karen Young dans «Maria’s lovers» (1984) avec Nastassja Kinski, «Torch song trilogy» (1988), ensuite dans «Daylight» avec Stallone (1996) et récemment dans «Factotum»avec Matt Dillon (2005).

Laurent Cantet, le réalisateur, aime bien les sujets sombres de chez sombre avec «Ressources humaines» (1999) et «L’Emploi du temps» (2001) à la différence qu’il passe ici d’un univers masculin à féminin.

Des années 70, on notera essentiellement la grande liberté et promiscuité sexuelle d’avant le SIDA surtout dans une région comme Haïti qui détient le triste record de la maladie. Le réalisateur effleure les bavures du régime totalitaire de l’époque avec le dictateur Daladier (au pouvoir jusqu’en 1986) et les tristement célèbres tontons Macoute.

Le sujet a déjà été traité, en particulier, dans des films adaptés de romans Tennessee Williams avec Vivien Leigh elle-même vieillissante, interprétant l’inoubliable Blanche Dubois auprès de Marlon Brando dans « Un Tramway nommé désir » et avec Warren Beatty en gigolo dans «Le Printemps romain de Mrs Stone » : chef d’uvre obscur paru en France sous le nom gnan-gnan de « Le Visage du plaisir » si vous le repérez sur le câble, foncez ! On peut citer encore « Sunset boulevard » avec Gloria Swanson, une référence.

C’est un film noir et sans espoir sur la réalité de ces femmes fortes et paumées qui osent s’offrir du plaisir qui ne les console que très épisodiquement d’un crépuscule inéluctable. Un esprit jeune dans un corps vieilli et l’extinction du désir dans le regard des autres comme une sanction, une date de péremption sur l’emballage.
Un film a déconseiller aux plus de 39 ans…

 

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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