« La Habanera » + « Paramatta, bagne de femmes » : mélodrames allemands de Douglas Sirk avec Zarah Leander, star du III° Reich

Douglas Sirk 1937, sortie DVD 3 décembre 2009
 


Douglas Sirk qui s’appelait encore Detlef Sierck tourne deux films en Allemagne avec la suédoise Zarah Leander, une chanteuse  et actrice qu’il contribue à ériger en star du III° Reich (bien que par la suite elle irrite Hitler et Goebbels en refusant de prendre la nationalité allemande ; quand elle retournera en Suède, on lui repochera l’inverse, d’avoir travaillé dans  l’Allemagne nazie et sa carrière s’étiolera.) A l’occasion de l’obtention d’un passeport pour le tournage de « La Habanera » à Tenerife aux Canaries,
Detlef Sierck quittera l’Allemagne pour ne pas y revenir, et gagnera plus tard les USA via la France où il prendra alors le nom de Douglas Sirk. Le 3° volume des coffrets « Mélodrames » de Douglas Sirk à paraître chez Carlotta (le 3 décembre) est consacré aux « mélodrames allemands » après le volume 1 des mélodrames flamboyants et le volume 2 des mélodrames dits secs, 4 films antérieurs aux précédents qui préfigurent quelquefois la période américaine : « La Habanera » et « Paramatta, bagne des femmes » (1937) , tous deux avec Zarah Leander, « La Fille des marais » et « Les Piliers de la société (1935).
 

« La Habanera »


Pitch.
En voyage avec sa tante Ana à Porto-Rico, Astrées ne prend pas le bâteau de retour pour la Suède, envoûtée par les lieux, elle épouse Don Pedro de Avila, le maître de l’île. 10 ans, plus tard, un médecin suédois arrive en mission à Porto-Rico et découvre qu’Astrées en exil est très malheureuse.

 


photo Carlotta
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Le film débute par une représentation d’un Porto-Rico stylisé de carte postale, tel que les voient les étrangers en mal d’exotisme, avec un couple dansant sur la chanson d’amour « La Habanera », spectacle auquel assistent une vieille suédoise revêche et sa nièce : Ana et Astrées Sternhjelm en voyage sur l’île. La tante Ana, fondatrice d’un institut des maladies tropicales, se réjouit de repartir le lendemain pour la Suède et de quitter un Porto-Rico qu’elle trouve inconfortable et bruyant. Astrées, romantique, dont la tante Ana insiste qu’elle ne lit que des romans, tombe sous le charme de l’île et de son maître lors d’une corrida : le terrible Don Pedro de Avila, prototype du colon macho. Alors que la tante Ana ronchonne sur l’inconfort des cabines sur le bateau du retour, Astrées s’en échappe sur un coup de tête en entendant chanter « La Habanera » et retourne à terre.Une chanson, un paquebot qui part sans Astrées pour la Suède, un baiser sur les quais, un mariage immédiat avec Pedro de Avila montré comme une cérémonie lugubre avec le télégramme de la tante Ana proposant de payer les frais de divorce comme cadeau de mariage, une voiture où le couple monte sans un sourire vers un destin qu’on imagine pavé d’épreuves. Douglas Sirk tire le rideau sur le premier acte, faisant brusquement impasse sur les préparatifs du mariage et les années suivantes. On ne retrouve le couple à Porto-Rico que dix ans plus tard en 1937 avec un fils Juan de 9 ans pour lequel les deux époux son en désaccord sur la manière de l’élever… Il suffit alors de voir Astrées, austère, triste, au bord des larmes, pour comprendre qu’elle vit un enfer sur ce paradis qui la faisait rêver vu du pont en tant que touriste avec un homme tyrannique et jaloux qui menace de lui enlever son fils si elle retourne en Suède.

Pendant ce temps, à Stocholm, la tante Ana prépare une expédition médicale pour aller enquêter sur la fièvre porto-ricaine sur place que nient les autorités par crainte de voir diminuer les revenus du commerce. Un médecin suédois, ancien amoureux d’Astrées et son confrère brésilien sont mandatés pour débarquer à Porto-Rico où ils affrontent un quartel de médecins véreux à la solde du pouvoir qui cachent l’épidémie et leur mettent les bâtons dans les roues, des notables odieux qu’on montre se délassant au club en jouant aux cartes pendant que les habitants tombent comme des mouches sans être soignés.

La fin du film est morale, Pedro de Avila payera ses combines de sa vie et Astrées rentrera en Suède avec son fils et son ex-amoureux le beau médecin suédois. Mais, déjà, Sirk, qu’on a noté spécialiste du faux happy-end dans les mélodrames américains, ne peut s’empêcher de plomber ce happy-end avec ce regard nostalgique appuyé d’Astrées en quittant Porto-Rico sur le bâteau pour la Suède… Tout comme il a nuancé à la dernière minute les sentiments de Pedro pour son épouse qu’il maltraite à qui il déclare trop tard qu’il l’aime quand elle lui chante comme cadeau d’adieu « La Habanera »… Astrées n’a pas renoncé à rêver et on imagine que la réalité du retour en Suède, avec cette neige dont elle parle depuis 9 ans à son fils, synonyme d’exil, ne sera pas aussi idyllique que dans l’idée qu’elle s’en faisait cloîtrée dans sa cage dorée de Porto-Rico… En Suède, elle rêvait d’exotisme et de chaleur, à Porto-Rico, elle rêvait de neige et de froid glacé suédois, un peu comme cette tempête à Balbec (Cabourg sans « La Recherche ») dont rêvait Proust à Paris dans son lit et qu’il n’appréciait plus arrivé sur place, préoccupé par d’autres maux. Sujet universel de l’idée de (idée de l’amour, du paradis…) ne tenant pas la comparaison avec la réalité, le pouvoir absolu de l’imaginaire sur le réel, les vrais paradis perdus seraient ceux qu’on a rêvés… Les acteurs ont un jeu un peu démodé, très daté, mais le message est fort et la mise en scène inventive et moderne pour l’époque avec ces ruptures de rythme, ces ellipses, cette stylisation d’un Porto-Rico fantasmé qui n’existe pas, ces plans sur les regards qui disent tout sur une situation.

DVD3. Bonus « A propos du film » et « Confinement et nostalgie »

« Paramatta, bagne des femmes »

Pitch.
Par amour pour un officier, une courtisane célèbre pour son tour de chant à Londres se dénonce à sa place dans une affaire d’escroquerie, elle est alors envoyée au bagne de Paramatta en Australie. Sur place, elle cherche à retrouver l’homme qu’elle aime, lui-même officier britannique en poste à Sydney.
 


photo Carlotta


De la même manière qu’une femme était exilée de Suède à Porto-Rico dans « La Habanera », ici, c’est en Australie qu’est emprisonnée la célèbre chanteuse Gloria Vane qui faisait les beaux jours du théâtre Adelphi à Londres en robe de courtisane « à moitié nue » comme s’en offusquaient les coincés. Dès le départ, un couple d’hommes jouant au billard met les choses en place sur la situation sociale de l’Angleterre du XIX° siècle, deux amis, l’un, aristo ruiné parlant avec condescendance à l’autre, fils d’un fromager en gros, qu’il surnomme « pudding ». Le film est à la fois une histoire d’amour fou et de fossé social que l’argent ne peut pas combler. Pudding Wells se laisse malmener par le chic Albert Finsburry, pourtant, il ne lui accorde pas le prêt nécessaire pour rembourser pour ses dettes de jeu mais seulement un petit chèque que l’autre va falsifier sans vergogne à la veille de son départ pour l’Autralie. Au tribunal, Gloria Vanes tente de dire qu »elle est innocente quand le juge lui rappelle les origines sociales de Lord Finsburry, elle cède et s’accuse, éloquent…
Tout comme dans « La Habanera », Gloria monte dans un bateau en robe noire qui mène presque directement à la prison de Paramatta, on ne voit pas le voyage mais une femme tirée de la cour des miracles chantant l’horreur du bagne de Paramatta…

Tout comme dans « La Habanera », il s’agit d’un bagne qui ne cherche pas à être réaliste mais une représentation d’une prison de femmes aux colonnies. Les prisonnières passent leurs journées à tisser et faire des balais,  un fichu sur la tête, enchaînées à leur lit pour dormir et privées de parler mais la surveillante n’est pas bien méchante et le règlement australien permet aux meilleures notes de conduites de postuler à un mariage pour repleupler le pays. Marché aux esclaves cependant que cette parade de fiancées potentielles que viennent choisir des hommes de tout le pays, l’un préfère « une grosse », l’autre refuse Gloria quand il apprend qu’elle est condamnée pour vol. Muté à Sydney comme officier britannique, Albert, ancien amant de Gloria à Londres, ne sait pas qu’elle s’est dénoncé à sa place ni qu’elle est enfermée au bagne de Paramatta à deux pas. Séducteur dans l’âme, il courtise la fille du gouverneur qu’il s’apprête à épouser.

Quand Gloria depuis le bagne lui fait passer une lettre en secret, Albert perd sa joie de vivre, une scène de bal avec Mary, sa fiancée, est très bien vue, il affiche en dansant la mine décomposée d’un homme qui arrive à peine à donner le change. Mais Gloria a fini par comprendre qu’Albert allait en épouser une autre, elle accepte la proposition de mariage d’un fermier, puis s’échappe. Engagée dans un bouge, elle va chanter alors une chanson mélancolique destinée au seul Albert qui la fera huer par un public qui préfère la vulgarité d’une chanteuse aguicheuse à tambour.Comme  le tyrannique Don Pedro di Avila dans « La Habanera », le volage Albert Finsburry n’est pas un monstre, indécis, en proie aux remords, au doute, à sa manière, il aime l’héroïne tout en la rendant malheureuse. Dans les deux cas, l’homme trop aimé mourra de mort violente et la femme délaissée finira par en faire son deuil. Cependant, pour une fois, ce n’est pas un faux happy end que concocte Douglas Sirk mais une fin maussade qui est en fait un happy end, Gloria Vane va refaire sa vie sur de nouveaux rivages et on suppose qu’elle sera heureuse avec cet homme qui l’aime sincèrement et dont on a laissé entendre qu’il allait s’enrichir rapidement.

A noter que ces deux mélodrames le sont au sens étymologique du mot : des drames en musique.

DVD2 . Bonus : « A propos du film » et « Douglas Sirk parlant de Zarah Leander » (assez passionnant).

La manière chirurgicale dont DS raconte comment il a vu Zarah Leander la première fois est étonnante : envoyé à Vienne par les studios UFA supervisés par Gobbels, ministre de la propagande du III° Reich, il y rencontre la chanteuse suédoise Zarah Leander et la convainct de venir tourner un film à Berlin. On assiste alors à la création de toutes pièces d’une star avant-même la sortie du film en popularisant les chansons du film en amont. Une star qui devrait remplacer le vide laissé par le départ de Marlene Dietrich et Lilian Harvey mais dont le visage rappelle nettement plus celui de Greta Garbo qui, elle, ne veut pas aller tourner en Allemagne. DS insiste beaucoup sur la qualité que représente à filmer un visage calme et serein comme ceux des actrices suédoises Garbo, Ingrid Berman ou Zarah Leander, ce qu’il appelle « visage de vache »… (il le dira plus tard de Jane Wyman) Drôle aussi comment il voit Zarah Leander, assez masculine, une voix grave de baryton, grande et forte qui dépasse son partenaire qu’on devra alors faire jouer perché sur des socles en bois…

Coffret 3 DVD/4 films : Douglas Sirk/Partie 3/ »Les Mélodrames allemands », éditions Carlotta. Sortie 3 décembre 2009
DVD1. »La fille des marais » et Les Piliers de la société »
DVD2. « Paramatta, le bagne des femmes »
DVD3. « La Habanera »

 

Lire aussi les critiques d’autres mélodrames de Douglas Sirk des coffrets 1 et 2… 

Notre note

3.5 out of 5 stars (3,5 / 5)

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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