« Sleepers » : L’Horreur mode d’emploi / DVD

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photo Warner Bros, site officiel Sleepers…

acte 1 : En 1966, à Hell’s Kitchen, un quartier dur de l’ouest de Manhattan, quatre adolescents bronzent torse nu sur le toit d’un immeuble sur fond sonore de rock. Désoeuvrés et facétieux, ils mettent au point la prochaine bêtise à faire. La vie dans la "cuisine de l’enfer" est pourtant supportable. Quand ils ne subissent pas les disputes de leurs parents, les quatre enfants de choeur servent la messe du père Carillo (Robert de Niro) pour un salaire de 3 dollars ou regardent les patineuses nues s’habiller dans les vestiaires. Séduisant éclésiastique que le père Carillo-Robert de Niro, ancien voyou du quartier, rentré dans les ordres mais tentant de prêcher la bonne parole aux adolescents sur le terrain de volley. L’univers de Hell’s kitchen ressemble au New York des premiers Scorsese, celui de "Mean streets" par exemple. Personnages hauts en couleur, ambiance de corruption pépère, solidarité des gens du quartier, violence banalisée et innocence. Le narrateur, Shakes (Jason Patric), dit en voix off "Hell’s kitchen était un lieu d’innocence régi par la corruption".
Outre le père Carillo (Bob de Niro), il y a King Benny (Vittorio Gassman), le truand chic qui aura cette réplique à la fin de sa vie "mon tailleur est mort" quand on lui demandera ses recettes d’élégance et un gros compère qui s’appelle "Fat" quelque chose. Ignorant la guerre du Vietnam, le pères des adolescents battent leur femme, les truands prospèrent et le père Carillo dit la messe pour trois pélerins.

C’est sur le toit de l’immeuble où ils se dorent au soleil que les quatre adolescents Shake, Michael, John et Tom ont mollement une idée de distraction, comme ils en auraient eu une autre : aller voler des hot dogs au marchand grec ambulant dans la rue. Le principe est simple : Shake va partir sans payer, le marchand va le poursuivre et les 3 autres pourront aller s’empiffrer gratis en son absence. D’emblée, la scène est filmée comme un drame, soutenue par la voix off du narrateur. les images de la poursuite de Shake par le vendeur sont ralenties et floutées, donnant une impression de vitesse à bout de souffle. Les quatre aggraveront encore les choses en poussant le charriot de hot-dogs qui dévale alors un escalier en écrasant un passant, la tragédie est en place.

acte 2 : En 1968, le foyer pour mineurs Wilkinson est ce qu’on appelait autrefois plus clairement qu’aujourd’hui une "maison de correction", une "maison de redressement". Lorenzo Carcaterra dit Shake, Michael Sullivan, John Reilly et Thomas Marcano ont été condamnés à un an d’enfermement dans le foyer Wilkinson. Deux plans suffisent à brosser l’univers du foyer Wilkinson : une vue extérieure sur une grande cour avec de beaux bâtiments cossus et une vue intérieure sur une chambre minuscule et sombre de 3,50 m chichement meublée. Plus tard, on verra le troisième niveau du foyer : le couloir verdâtre à perte de vue en sous-sol… et son gardien de l’enfer, Sean Nokes (Kevin Bacon). Kevin Bacon fait une composition impressionnante de maton sadique et pervers, beauté arryenne au regard métallique impitoyable et jouissif, qui semble venir de l’univers décadent des "Damnés" de Visconti, c’est vrai qu’ il a quelque chose d’Helmut Berger (l’acteur fétiche et compagnon de Visconti). De brimades en humiliations, de coups en punitions, de sévices sexuels en tortures, le couloir du sous-sol est un tunnel sans retour pour les quatre adolescents réveillés chaque nuit par les gardiens de Wilkinson. Hormis un surveillant qui s’opposera ponctuellement à Nokes au réfectoire, Nokes s’amusant à faire manger par terre les détritus d’un repas à la bande de Hell’s kitchen, les autres gardiens qu’on devine plus qu’on ne voit, participeront aux tortures la nuit. Sean Nokes, Henry Addison, Ralph Ferguson, Adam Styler, on ne connaitra le nom des geoliers que lors du second procès de John et Tom devenus adultes en 1981, 13 ans plus tard….

Ce qui est admirablement bien fait dans le choix narratif, c’est que tout au long de la période où les adolescents séjournent au foyer pour mineurs Wilkinson, on ne montre pas les sévices sexuels, les scènes de torture sont suggérées d’une façon crépusculaire en filmant les lieux verdâtres, les visages livides, le regard sadique de Kevin Bacon, les yeux cernés des victimes, les dialogues crus. Il y aussi des images tragiquement superbes, des photographies qui ressemblent à des tableaux, je pense à cette photo dans un cachot du visage brun d’un adolescent couvert de sang sous-exposé en arrière-plan avec la main blanche surexposée en avant-plan et seuls ses yeux bleus fiévreux qui brillent. Ou encore à ce plan en mouvement, cette procession blanche funèbre et glaciale dans les couloirs du foyer, les enfants en t.shirt blanc poussés vers l’horreur dans le tunnel par les matons en chemise blanche.
Chaque fois que les gardiens emmènent leurs victimes dans les sous-sols, Barry Levinson filme ce couloir vert de gris sans retour, ce couloir qui va se transformer, la veille de la sortie de Shakes en juin 1968, sa dernière nuit en enfer, en tunnel, en voie ferrée, en train sans wagon roulant à toute vitesse et explosant vers une lumière blanche, enchaînement immédiat sur le plan suivant : la rue, 1981, deux voyous en cuir. Superbe!
En revanche, dès que les quatre victimes, devenues adultes, vont accepter de se souvenir, et ça commence par Shakes à l’église qui se souvient, puis, ce sont les autres qui se souviennent pendant l’interrogatoire du témoin Ralph Ferguson, leur ancien gardien, les souvenirs se précisent… Ce qui était occulté pendant la période du foyer Wilkinson, est montré à l’écran, quoique encore partiellement, sobrement, et cette fois-ci, les scènes de flash-back sur les tortures avec les gardiens sont filmées en noir et blanc.
Quand vers la fin du film, les quatre adultes réunis après la mise en liberté de John et Tom, se souviendront enfin fugitivement de l’enfance heureuse "avant", lors du repas, les souvenirs seront filmés en couleur avec du rouge, du blanc, des lumières chaudes.

acte 3 : Revenons à la troisième partie du film : en 1981, les deux voyous en cuir noir, ce sont John Reilly (Ron Eldard) et Thomas Marcano (Billy Crudup), deux des adolescents enfermés au Foyer Wilkinson, devenus des paumés, des petits truands déprimés formant un gang les "West side boys". John et Tom vont manger un morceau dans un bar mais ils ne sont pas les seuls… Sean Nokes-Kevin Bacon y dîne aussi, destroy, sale et hirsute, odieux, à une table au fond du restaurant… Shakes adulte (Jason Patric), le narrateur retrouve Michael Sullivan (Brad Pitt), le doué de la bande, devenu homme de loi et procureur; Pour convaincre Shakes (Jason Patric) de se venger, il a cette argumentation terrible "tu dors toujours la lumière allumée?". Le plan de vengeance de Michael est compliqué : attaquer en tant que procureur ses amis John et Tom jugés pour le meurtre de Nokes-Kevin Bacon au restaurant et se débrouiller pour perdre et les faire innocenter. Comment? En leur collant un avocat taré, Dany Snider (Dustin Hoffman) pour faire dérailler le procès en procès du foyer Wilkinson grâce à la convocation d’un ancien gardien de Wilkinson, ami de Nokes, comme témoin de (a)moralité ; en missionnant Shake de trouver à Hell’s kitchen un faux alibi pour John et Tom … C’est tiré par les cheveux mais ça fonctionne tellement le rythme et la tension nerveuse sont tendus par ce qui vient de se passer.
Ce troisième acte est un peu moins réussi que les deux précédents mais le projet de Barry Levinson était sans doute de mettre le spectateur dans un état de révolte et de malaise tels qu’il réclamerait justice et il y a pas mal réussi!!! Dans ces conditions, il semble que l’adhésion à la la soif de l’impossible réparation, voire de la nécessaire vengeance des protagonistes, nous fasse passer sur les incohérences du scénario à ce stade du film : Incohérences telle ce grand "mouvement de solidarité" à Hell’s kitchen, King Benny-Gassman en tête, pour faire liquider les trois autres anciens gardiens des quatres enfants du quartier. Voilà que soudain tout le monde est au courant des viols au foyer Wilkinson alors que personne n’en savait rien depuis presque 15 ans… Voilà que les caids de Hell’s kitchen apalguent les anciens gardiens-violeurs du foyer Wilkinson sans être inquiétés… Et surtout, on ressort du placard Carol(Minnie Driver), la meilleure copine et muse du groupe depuis l’enfance qu’on a pas vue enfant dans la première partie! Mais il faut bien trouver un défaut à ce film!

Le second "point faible", c’est la fin ou plutôt le début de la fin, le repas où les quatre compères se retrouvent après le procès. La scène est filmée rapidement et sans conviction, les quatre amis et Carol sont censés manger, boire et danser ensemble pour la première et la dernière fois mais le style aseptisé ne colle pas avec le reste, comme tiré d’un autre film, il semble que le réalisateur soit pressé d’en finir, voire qu’on lui ai fait ajouter cette scène! On a l’impression que les producteurs ont été tenté par un impossible happy end et on corrigé le tir ensuite. Comme le film est tiré d’une histoire vraie, ça a dû les y aider. Le réalisateur, Barry Levinson, avait tourné auparavant "Rain man" (avec Dustin Hoffman et Tom Cruise) dans un style radicalement opposé à "Sleepers". Ici, on pense souvent à "Mystic river", qu’il s’agisse de l’ambiance ou du thème, où Clint Eastwood a bravé les producteurs en refusant catégoriquement le happy end.

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les acteurs :
Le casting est assez ébourrifant! De Niro est parfait, aussi charismatique en curé dans "Sleepers" qu’en parrain dans "Casino", comme d’habitude… On n’est pas étonné non plus de la capacité toujours renouvelée de Dustin Hoffman à jouer des rôles de composition, ici, Dany Snider, l’avocat déjanté et alcoolique avec un "léger problème de drogue", comme il le dit lui-même. Vittorio Gassman, en King Benny, le truand séducteur vieillissant est une trouvaille mais le rôle est assez caricaturé comme celui de Dustin Hoffman. Le rôle le plus difficile et, de loin, échoit à Kevin Bacon, dans la peau d’un monstre froid aussi sympathique qu’un nazi dans les camps de la mort, c’est une belle performance d’acteur. Le beau Brad Pitt qui joue le beau Michael Sullivan, est un peu au cinéma américain d’aujourd’hui, ce que Catherine Deneuve était au cinéma français des années 70/80, c’est à dire que Brad Pitt n’est pas un génie de l’interprétation mais a le mérite de jouer sobrement tout en s’échinant à faire oublier son physique exceptionnel en s’investissant souvent dans des rôles difficiles, comme dans "Fight club" ou "Entretien avec un vampire", ce qui n’est pas le cas dans "Sleepers" avec cet emploi de procureur triste. Jason Patric qui interprête Shakes ressemble un peu à Ben Afleck en plus fade mais c’est la fonction de narrateur, par définition, en retrait, qui veut ça. En fait, il n’y a pas vraiment de premier rôle, aucun rôle ne prédomine que par son interprétation.

conclusion :
Le film est aussi fort sur le fond que sur la forme : le spectateur ressent la même terreur que les adolescents, la peur du plan suivant correspondant à leur peur du geste suivant…. Dans la maison de correction, on est vaguement soulagé de ne pas voir filmés les ignobles sévices, mais c’est ainsi que le pouvoir de suggestion prend toute sa mesure. Pendant le procès, quand le réalisateur nous montre un peu plus précisément les images des tortures, non seulement, les images sont difficilement soutenables mais le plus dur est ce qu’on ne voit pas! S’installe pernicieusement chez le spectateur cette certitude que malheureusement, il y aurait encore pire à montrer… Il y a toujours en filigrane dans "Sleepers" la hantise de la scène suivante, du geste suivant, que le réalisateur ne filmera pas, terriblement présents par leur absence.

La construction narrative du film est vraiment un modèle dont pourraient et s’inspirer bon nombre de cinéastes français d’aujourd’hui! Simple et efficace, 3 périodes : d’abord, l’enfance heureuse à Hell’s kitchen en 1966 . Ensuite, l’enfance brisée au foyer Wilkinson en 1968. Enfin, l’âge adulte, les conséquences et la vengeance en 1981. Et des flash-backs pour les souvenirs, allant d’abord crescendo du meilleur au pire, puis decrescendo du pire au meilleur (ce qu’il en reste).

L’image est géniale, tout est maitrisé au millimètre, il y a quelques effets, la scène ou le vendeur de hot dog poursuit Shakes dans les rues au début du film, avec une image sophistiquée et ralentie donnant une impression halentante à la poursuite. Il y a les enchainements d’une image choc sur la période suivante, c’est précis, sans fioritures, le réalisateur n’en abuse pas, il s’en sert uniquement pour passer d’une époque à l’autre, comme dans l’enchainement du tunnel de la prison de 1968 sur la rue de 1981. Barry Levinson n’emploie pas des effets pour faire des effets, quel contrôle du film quand on sait combien il est plus facile d’ajouter que de soustraire pour un créatif!

C’est un film crépusculaire, mais ce n’est pas un crépuscule gratuit, au contraire, le images sont au service de l’histoire, ce qui est rare. C’est un film qui provoque la compassion, l’empathie, la solidarité et qui réveille l’instinct de vengeance, bien ou mal, ce n’est pas le débat, le film nous fait bien ressentir que dans des cas comme ceux-là, non seulement on n’intellectualise pas l’instinct de vengeance mais la nécessité de la réparation d’impose viscéralement. Quel spectateur ne se sent pas un peu consolé, vengé, lavé, à la mort de Sean-Nokes Kevin Bacon, le pire des gardiens? Quel spectateur ne souhaite pas qu’on innocente John et Tom qu’ils ont vu abattre, en vidant leur chargeur (et c’était bien moindre des choses…), ce même Sean Nokes-Kevin Bacon dans le restaurant?

 

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zoliobi

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