Babel

La démonstration de Babel, outre son origine biblique, n’est pas nouvelle, il y a longtemps qu’on observe que la multiplication des outils de communication engendre l’effet pervers de l’augmentation en parallèle de l’incommunicabilité. Pour paraphraser un célèbre philosophe, on peut dire qu’aujourd’hui, l’âme de l’homme est dans son téléphone mobile. Tous ces objets censés rapprocher, rassurer, passée la satisfaction immédiate d’avoir l’impression de contrôler les événements et les sentiments, provoquent une anxiété décuplée à moyen terme. Prenons le banal exemple d’un téléphone mobile d’un enfant, qui, acheté essentiellement pour calmer l’anxiété maternelle, provoque l’affolement quand il est hors zone, pire, suscite la convoitise des camarades de classe, etc…

Inarritu met en scène trois pays aux antipodes : le Maroc, le Mexique et le Japon. Si il présente les deux premiers comme des victimes de préjugés, de racisme et de ségrégation de la part d’autres pays, le spectre du terrorisme pour un pays musulman, le voisin américain ennemi pour le Mexique, le Japon, ivre de modernité décadente, génère ses propres maux en interne.

Après l’achat d’un fusil par leur père, deux enfants marocains se voient confier l’arme à feu pour tuer des chacals. Depuis la montagne, la ronde des enfants tourne au jeu, et on se met à tirer sur les véhicules en contrebas dont un car de tourisme où une américaine est grièvement blessée.

Flash-forward aux Etats-Unis sur les enfants du couple américain gardés par une nourrice mexicaine : Amelia veut aller au mariage de son fils mais qui gardera les enfants ? Au téléphone, son patron lui demande d’annuler son voyage, il appelle d’un hôpital où sa femme Susan est sur le point de se faire opérer. Amelia décide en silence d’emmener les enfants avec elle au Mexique.

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Flash-back sur l’arrivée de l’américaine et son mari au Maroc, dans un bistrot, elle demande quelque chose à manger de «pas gras » et du coca light, ils n’ont que du coca normal tiède, mais, méfiante, elle jette les glaçons, une phrase, deux phobies : le poids, les microbes. Une seconde phrase, un conflit, Susan fait la tête pour un contentieux avec son mari. Ils remontent dans l’autocar de tourisme où leurs compatriotes règlent leurs appareils photo numériques en roulant dans l’immensité du désert qu’il ne verront pas trop préoccupés par les photos souvenir à rapporter chez eux.

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Troisième volet : le Japon, un groupe de jeunes filles délurées dont une sourde-muette mise à l’écart par un peu tout le monde : ses copines, les garçons, etc… Pays de l’hypercivilisation, le Japon est filmé comme un enfer de modernité agressive et compulsive : les buildings, les néons, les pubs, les musiques, les mille et un gadgets technologiques, partout, la pollution, sonore, visuelle, microbienne (les masques dans la rue). La chambre de la JF est éloquente : tous les appareils fonctionnent en même temps, la télé, l’ordinateur, le mobile qui sonne et clignote, l’ipod vidéo, on parle en envoyant des SMS tout en consultant ses mails pendant que la télé passe les clips. Quand on sort, c’est pire, la musique assourdissante, les lumières stroboscopiques, les écrans géants, les pilules qui circulent, l’alcool au goulot, le père qui envoie un texto « n’oublie pas le dentiste » dans ce bordel, la sursaturation en stimuli de tous genres ne satisfaisant jamais assez, on en rajoute, on souffre autant de pléthore dans le Japon moderne que de précarité dans le désert marocain… En revanche, la communication marche en sens inverse de l’équipement : le symbole de la jeune fille sourde-muette qui n’entend ni n’est entendue par personne n’est pas absolument nécessaire à la démonstration car pour les entendants, l’écoute est impossible. Là, Inarritu met vraiment un gros point sur les i avec une belle scène un peu trop démonstrative dans une boite de nuit où en contrechamp sonore, aux délires de décibels, succède une coupure de son pour illustrer la surdité de la JF : si Innaritu avait voulu aller jusqu’au bout de sa logique, il aurait démontré que la jeune fille sourde-muette souffre davantage de son handicap, de sa différence, que de ne rien entendre, aurait-elle entendu quelque chose qu’elle ne se serait pas senti moins seule.

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Comme on le voit, le récit est désynchronisé mais les parties du récit traitées de façon éclatées suivent par groupes une montée de l’intensité dramatique. Au Maroc, le coup de feu accidentel est immédiatement interprété comme un attentat terroriste, les touristes américains se défient aussitôt de la population. Les ambassades se renvoient la balle et le couple américain attend vainement une ambulance pendant que les télés du monde entier se sentent « concernées » et que les autres voyageurs de l’autocar, terrifiés, veulent abandonner le couple pour fuir la zone supposée terroriste. Au Mexique, c’est la parenthèse apaisée du réalisateur, le drame sera pour le retour à la frontière américaine. Inarritu aime son pays, il le montre comme la bonne mesure entre le Maroc et le Japon, entre tradition et modernité. Le mariage est joyeux, les enfants du couple américain s’amusent, on danse toute la nuit, et surtout, au Mexique, Amelia change non seulement de langue mais de statut : de domestique aux USA, elle redevient la tante Amelia avec des égards, une belle robe rouge et un amoureux.

Le réalisateur n’a rien démontré que nous ne sachions déjà avec un constat pessimiste que la plupart d’entre nous partagent mais il n’est pas allé assez loin : il a mis l’incommunicabilité en histoires, en images, en jouant sur les pleins et les vides, pléthore et carences : les cris et le silence, la mégapole et le désert, la surconsommation et la précarité, en montrant qu’on arrive à la solitude des nantis et à la solidarité des démunis, donc à une communication inversement proportionnelle aux moyens de communication. Le couple américain ne se retrouvera qu’au pire d’un dénuement matériel dont il ignorait tout quand un vétérinaire du village voisin viendra recoudre la plaie hémorragique de Susan sans asepsie qu’une flamme pour désinfecter une aiguille et qu’une vieille femme lui donnera une pipe d’opium à fumer comme antalgique. Finalement, on se sentirait donc moins seul dans le désert à se comprendre par signes avec les autochtones que dans une boite de nuit à Tokyo où on parle la même langue… Tragiquement, le seul véritable lien entre les peuples est ce fusil : donné par le père de la JF japonaise à son guide marocain qui le vend au père des deux enfants, etc…

Les images sont belles, on en attendait pas moins d’Inarritu, bien qu’il greffe facilement quelques cartes postales superflues : une lune dans le ciel, des nuages, des paysages, et qu’il surligne systématiquement les contrastes en enchaînant les plans silence/bruit, désert/foule etc… cela tout le long du film, ce qui devient vite un procédé, une démonstration permanente un peu lourde, voire moralisatrice.

Dans l’ensemble, des trois films du réalisateur, c’est le plus grand public, il n’y a pas de longueurs, on s’attache aux personnages, c’est surexplicatif pour les distraits et le casting est réussi : Brad Pitt est très sobre dans son jeu, son physique moins parfait, le cheveu poivre et sel, des rides au coin des yeux, lui donne de la vérité, il se bonifie en n’étant pas utilisé comme un sex-symbol. Sauf que le problème avec ce genre de films d’un auteur visant un public plus large, c’est qu’ils sont souvent perçus comme trop commerciaux pour les cinéphiles et trop auteuristes pour le grand public, comme ça a été quelquefois le cas avec Soderbergh, par exemple… Les puristes préféreront « 21 grammes », c’est certain…

 

 

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Posted by:

zoliobi

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