"Crimes of passion" ("Les Jours et les nuits de China Blue") : Double jeu pour China Blue

Ken Russel, 1984


 

Après ce film, vous ne verrez plus jamais Kathleen Turner de la même manière Ce chef d’uvre baroque totalement controversé du cinéaste Ken Russel est un film qu’on n’oserait plus réaliser de nos jours : tout y est outré, surchargé, hypercoloré, la musique obsédante et les références picturales multipliées mais il fallait oser Kathleen Turner en styliste workaholic dans une grande firme le jour, prostituée dans les bas-fonds de LA la nuit, est époustouflante, Anthony Perkins en prédicateur psychopathe est hallucinant et la critique au vitriol de la société de consommation américaine est toujours dramatiquement d’actualité.


Une séance de thérapie de groupe, un jeune homme un peu balourd qui bégaye que tout va bien dans son couple, qu’il est seulement là pour accompagner un ami La vie de Bobby Grady est un cauchemar sécurisé, lui-même étant à la tête d’une petite entreprise de matériel d’alarme. Quand elle ne fait pas la gueule parce que Bobby ne gagne pas assez d’argent pour leur offrir un jacuzzi et une piscine comme leurs voisins, Amy, la femme de Bobby trouve refuge dans des maux de tête pour échapper au devoir conjugal. Pour arrondir les fins de mois, Bobby accepte un travail supplémentaire la nuit : le propriétaire d’une usine de vêtements, qui soupçonne une employée de vendre des modèles à la concurrence, le charge de filer sa styliste Joanna, bourreau de travail à laquelle on ne connaît pas de vie privée.


En suivant la nuit Joanna, austère yuppie en tailleur bleu marine et cheveux châtain terne, Bobby va se retrouver face à China Blue, une prostituée bavarde et délurée, qui tient ses quartiers nocturnes dans un hôtel louche des bas-fond de LA. En robe de soie bleu ciel, sandales à haut talon assorties, perruque platine de playmate et maquillage charbonneux, China Blue arpente les rues en balançant son petit sac à main, la démarche chaloupée, l’expression effrontée, se prêtant à mille scénarios de poursuite et de simulations pour satisfaire les fantaisies de ses clients.


Pendant ce temps, le révérend Peter Shaynes, son cartable d’accessoires porno sous le bras, squatte la fenêtre d’un peep show crasseux en sniffant de la poudre, l’air hébété, perdu dans un dédale de pulsions contradictoires de péchés mortels et de rédemption. Lucidité cruelle du choix de la danseuse jeune à la peau celluliteuse et molle, se mouvant sans conviction dans une chorégraphie mal exécutée mécaniquement, un physique et une attitude qui en disent long la biographie de l’intéressée. La rencontre fatale du révérend Shaynes avec China Blue, à laquelle le prêtre défroqué et psychopathe va s’identifier au point de vouloir la convertir et lui faire expier ses péchés à sa place, va précipiter sa chute Les répliques culte fusent : «j’oublie jamais un visage, surtout si je me suis assise dessus !», «je vends des fantasmes mon révérend, tu auras la vérité que tu veux!», «obscène est mon nom de baptême», etc

 

 


La critique de la middle class américaine est assassine : la scène du barbecue où Bobby et Amy ont invité des couples d’amis est presque plus violente que certains passages franchement hard. C’est un film où la misère sexuelle le dispute à la misère affective, un univers où tout est échec, la solitude de Joanna, les frustrations d’Amy, l’impuissance de Bobby, l’errance mystique de Peter Shaynes. Où les solutions sont pires que le mal, les clients de China Blue, la folie délirante du révérend Shayne, les sinistres séances de thérapie pour les couples. Où tout est carence ou pléthore, les excès de travail, de consommation et de sexe peinent à compenser l’incapacité à vivre des relations humaines harmonieuses. Un diagnostic sans appel que l’on ne réfuterait pas vingt ans plus tard (le film est de 1984).


Rarement les lumières d’un film sont à ce point colorées et désolées : le rouge des néons éclairant les chambres minables de l’hôtel de passe, le gris verdâtre des murs lépreux, les briques sombres de la fabrique, le bitume de la rue au ciel sans soleil, tout éclairage provenant de sources artificielles, panneaux publicitaires jaune et rouge clignotant la nuit sans relâche, stroboscopiques et obsédants comme la musique odieuse et lancinante, ombres chinoises violettes et noires de la lingerie en dentelle de China Blue, de l’uniforme clérical du révérend Shaynes, des lanières en cuir. La symbolique est parfois lourde comme le poids des fautes : plans réitérés sur des tableaux de Magritte, sur des dessins érotiques japonais, clip de mariés se décomposant en squelettes dans une piscine avec les couverts en argent de leur ménagère, Ken Russel met le paquet C’est un film baroque et dérangeant à tous points de vue.


De scènes qui pourraient choquer les âmes sensibles, il n’en manque pas, bien que la version américaine ait été amputée à sa sortie de certains passages, comme ça va être le cas aussi prochainement avec la version expurgée de «Basic instinct 2». Sur Ciné-auteur où le film passe actuellement en rediffusion pendant quinze jours, c’est apparemment la version intégrale, signalons la soirée spéciale Ken Russel jeudi soir avec à 21h00 «La Putain» (film très proche du documentaire avec Theresa Russel, vue dans «La Veuve noire», qui ressemble étrangement à Kathleen Turner) et à 22h25 «Crimes of passion» (traduit en français par «Les Jours et les nuits de China blue», c’est un peu long) dont il est question ici.


Kathleen Turner, qui avait déjà prouvé son empathie pour les femmes fatales avec l’excellent «Body Heat», trouve ici le rôle de sa vie : on se souviendra longtemps de la robe en satin bleu pâle de China blue, de ses talons aiguille en cuir argenté qui s’enfoncent dans les chairs frippées des clients, de son visage dévasté après, croquant des comprimés comme des bonbons avec du scotch au goulot, de ses tremblements en essayant de remaquiller, du miroir grossissant qui renvoie une image de femme brisée, de ses répliques canailles, de sa façon d’emballer ses chewing-gum dans des dollars avant de les jeter Etonnamment, Kathleen Turner tient tête au jeu exceptionnel d’Anthony Perkins, sorte de Norman Bates * décompensé, livide, ébouriffé, fragile et démoniaque, halluciné et inquiétant, ange déchu qui se souvient du ciel, touchant et terrifiant en psychopathe sanguinaire et suicidaire. On se dit qu’il a trouvé une partenaire à sa mesure


Est-il besoin d’ajouter que ce n’est pas un film à mettre entre toutes les mains et qu’il vaut mieux être averti, encore diffusé aujourd’hui avec interdiction aux moins de 16 ans. Un film culte, comme on dit, un vrai ! qu’on adore ou qu’on déteste mais qui ne laisse pas indifférent !

 


scandaleux Ken Russel 

Ken Russel, réalisateur anglais né en 1927, a souvent fait scandale lors de sa carrière : que ce soit avec un parti pris anti-clérical («Les Diables», 1970) ou avec sa vision prémonitoire de notre société dans « Crimes of passion » (1984). Reconnu avec «Love» (1969), on lui doit pas mal de films sur des musiciens : le très réaliste «Music lovers» (1970) sur la vie de Tchaïkowski, «Lisztomania» (1975), le premier opéra rock avec les Who « Tommy » (1975). Ses derniers films sortis sont, soit des films d’épouvante : «Gothic» (1986) ou «Le repaire du vers blanc» (1990), des films pour la TV, des pseudo documentaires comme «La Putain» (1991). En lisant de la doc pour cet avis sur le film je vois que Ken Russel que j’avais, à vrai dire, perdu de vue depuis un moment, a fait un remake de «La Chute de la maison Usher» (2002) et aurait réalisé en 2005 «Kings X» : à suivre, donc

 

 

 


* Norman Bates dans « Psychose » d’Hitchcock.


 



Notre note

5 out of 5 stars (5 / 5)

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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