INLAND EMPIRE : l’expérience Lynch / Avant-Première

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Ca ne va pas être aisé de pérorer sur le dernier David Lynch à la fois attendu comme le Messie par ses fans et redouté par les autres comme mille fois plus opaque que le cultissime et déjà très crypté « Mulholland drive ».

Après plus de trois heures à voyager, voire badtripper, dans l’univers d’ «Inland Empire», un sentiment émerge : peut-on encore parler de cinéma au sens classique du terme quand on s’approche du travail d’un vidéaste?

Sur la manière de filmer, David Lynch dit avec modestie dans une interview qu’avant «Inland empire», il n’a jamais tenu une caméra lui-même dans ses films ou alors la seconde caméra… Ici, tout est tourné en numérique, ce qui a dû le conduire à la tentation de privilégier ce qu’il préfère : la représentation et la picturalité.

Sur la forme narrative, il ne s’agit pas vraiment d’un récit mais plutôt d’un constat sur Hollywood. Partant de la description de cette usine hollywodienne à fabriquer illusions, frustrations et inégalités, Lynch y déverse dans un chaos organisé une foule d’états des lieux de l’âme humaine, le tout s’imbriquant un peu comme des poupées russes sur une toile de mises en abîme successives des situations.

Au centre de l’œuvre, le thème lynchien majeur du double en négatif demeure : en chacun des personnages, la part d’ombre est montrée sous une forme Dr Jekyll et Mr Hyde dans la plupart des films de Lynch. On a le personnage civilisé et son double monstrueux, comme Leyland Palmer et Bob dans "Twin peaks". Dans «Mulholland drive», on avait atteint une dimension plus complexe car au dédoublement des personnages s’ajoutait leur inversion et leur association en couple féminin. Finalement, dans «Inland empire», c’est à la fois plus compliqué et plus simple puisque Lynch ne propose par une histoire avec une issue ou une énigme codée mais nous met devant le fait accompli : Hollywood, c’est cet univers factice et dangereux où «stars make dreams and deams make stars», cette ville emblématique de contrastes et d’injustices que David Lynch déteste bien (ou parce) qu’il y habite… Dans «Inland empire», il filme Hollywood en lettres sur la célèbre colline mais aussi du sang sur les étoiles d’Hollywood boulevard dont le parcours est jalonné par les nouveaux SDF.

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Le film commence par une superbe séquence d’un couple arrivant par un couloir sombre et menaçant (décor récurrent chez Lynch) dans un appartement, personnages en noir et blanc dont les visages sont floutés et le resteront pendant la séquence jusqu’au passage à la couleur qui ne nous montrera que la femme. Seuls les dialogues entre l’homme et la femme nous donnent au départ une indication sur leurs types de rapports, tendus, agressifs, crus, et leur nationalité (ils parlent en polonais) puis, la femme se déshabille…En parallèle, en Pologne, une jeune femme brune dont le visage est filmé partiellement sur ses larmes regarde la télévision une série où les personnages ont des têtes de lapins***…

Dans «Inland empire» comme dans « Mulholland drive», il y a une brune et une blonde mais leurs rôles sont inverses et complémentaires : la brune observe, tel le narrateur, ce qui se passe dans l’écran de la télévision, c’est la spectatrice ; la blonde, au contraire, agit, c’est l’actrice de Hollywood qui vient de décrocher un rôle dans un film qu’on tourne dans le film… Retour des doubles «simples», Devon Berke (Justin Théroux) et Nikki Grace (Laura Dern) joueront Billy Side et Susan Blue dans le film interne "On High in blue tomorrows" («Là-haut dans le lendemains bleus»), un remake d’un ancien film inachevé pour cause d’assassinat des deux acteurs principaux… (allusion à la scène en noir et blanc du début?) Le tournage dirigé par Kingsley (Jeremy Irons) commence sous de mauvais auspices. La prédiction de la nouvelle voisine (personnage typiquement lynchien, sorcière, le visage déformé par le mal, disant habiter dans les bois), lors d’une visite impromptue à l’actrice dans sa villa hollywoodienne, que Nikki Grace décrochera son rôle mais non sans un drame. Les médisances de la journaliste Marilyn Levens (Diane Ladd, la mère de Laura Dern dans la vie) invitant Nikki Grace et Devon Berke sur le plateau de son talk-show, le Marilyn Levens show, que les deux acteurs verseront dans l’infidèlité pendant le tournage du film.

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S’agissant des figures de monstres qui jalonnent son cinéma, dans «Inland Empire», on est arrivé à une telle déformation des visages filmés au plus près qu’il n’est plus nécessaire de les maquiller. Pire, les visages expriment tant que les dialogues, même si ils existent, en deviennent quelquefois négligeables… L’exemple de Laura Dern est flagrant, l’actrice est totalement métamorphosée par son jeu facial, son visage est un vrai champ de bataille passant par tous les stades de la séduction à la convulsion, entre les images du début et celles de la fin, elle est méconnaissable sans qu’on ait fait grand chose que d’alléger son maquillage. D’une part, on comprend la fidélité de David Lynch à Laura Dern («Blue velvet», «Sailor et Lula») quand on voit sa malléabilité et son investissement extrême dans le film. D’autre part, on rejoint donc ici les modèles de Lynch que sont les peintres Francis Bacon et Oskar Kokoschka, et les plans du visage de Laura Dern tiennent quelquefois davantage de la représentation de l’angoisse dans l’esprit du «Cri» de Munch que d’un plan de cinéma.
David Lynch n’hésite plus à faire ses transitions avec un tableau franchement abstrait à l’écran qui est le prolongement de la situation précédente : l’écran de télé piqueté de petits points grisés et mauves devient immense et prend tout l’écran de cinéma, la peau devient un écran de cinéma couleur chair, ou le contraire, l’écran de cinéma empli de vert opaque devient la cime d’un arbre…

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Si on peut oser quelques restrictions même s’agissant du maître… le film passe du sublime à l’expérimental (au sens de tentatives non achevées), avec de nombreuses séquences improbables sur leur signification, certaines parfois également inexplicables sur leur esthétique et leur insertion dans le film et qui resteront sans doute comprises du seul réalisateur. Ce n’est pas qu’il faille absolument comprendre tout ou même quoi que ce soit pour apprécier le film (pas plus qu’il ne faut chercher du figuratif dans de l’art abstrait) mais la magie n’est pas tout le temps au rendez-vous… Bien qu’on ait admis qu’il s’agisse de compréhension émotionnelle et non rationnelle, il fait surface au second tiers du film une sensation de dilution de la (l’anti-)démonstration bien que la fin du film remonte au niveau de sa magistrale introduction. Dans l’ensemble, il s’agit d’une expérience dont on pressent qu’elle est privilégiée et marque un tournant dans la filmographie de Lynch. Dans son univers souvent cauchemardesque, la dimension onirique est décuplée par l’utilisation de la caméra numérique : ivresse d’une liberté totale et nouvelle de filmer tout et encore davantage, et, paradoxalement, en même temps, un retour aux sources pour le peintre Lynch.

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Quelques notes sup sur "Inland empire"…

 

*** La scène avec les personnages à tête de lapins serait tirée de "Rabbits", un court-métrage expérimental de Lynch mis en ligne sur son site internet avec les deux actrices de "Mulholland drive" : Naomi Watts et Helena Harring.

Le générique de fin est une scène du film en soi.

Laura Dern, la voisine de Lynch à Hollywood, a tourné pendant près de trois ans pour ce film, souvent seule en tête à tête avec lui, liberté et souplesse de filmer sans équipe technique rendue possible par l’utilisation de la caméra numérique.

Le titre du film : Laura Dern parle par hasard à Lynch du quartier Inland Empire, une banlieue de LA dont est originaire son mari. Ensuite, le frère de David Lynch retrouve un cahier de notes de Lynch à 5 ans!!! qu’il avait intitulé "Inland empire"… David Lynch, lui, habite sur Mulholland drive…

Pour la première fois, Lynch monte lui-même son film d’autant que lui seul, ayant écrit les scènes au jour le jour et ne les ayant pas tourné dans l’ordre chronologique (lequel?), comprend l’histoire…

David Lynch a assuré lui-même la promo de son film, grâce notamment à son site internet qu’il tient depuis 2001 de sa maison qui n’est d’autre que celle de "Lost Highway" qu’il a considérablement agrandie et aménagée en studio et ateliers multiples : il y fait à la fois de la photo, de la peinture, de la sculpture, du cinéma, des meubles, la météo sur son site internet, etc…

Site de David Lynch : www.davidlynch.com…

Avant-première du film vue grâce à l’invitation de l’agence de com qui a organisé une projection cinéphile en invitant aussi les blogs!!! Lynch ayant compris depuis 6 ans déjà l’importance du média internet avec la liberté que cela apporterait, à lui, à nous, à tous, merci à lui et à l’agence de com d’avoir intégré et respecté son univers!

Les deux Rencontres françaises du public avec David Lynch :

1. le samedi 3 février Fnac des Ternes à Paris 16h00
2. le dimanche 4 février Institut Lumière à Lyon 19h30 (+ rétrospective Lynch du 18 janvier au 14 mars 2007)

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Posted by:

zoliobi

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