
« King Kong théorie » / Virginie Despentes : Porno blues

Elle nous charme pendant des pages, les moches, les mal baisées, les qui voudraient bien mais qui peuvent pas, les qui pourraient bien mais qui ne veulent pas, les conditionnées à lanorexie pour séduire qui aimeraient bien manger quelque chose une fois dans leur vie, ce franc-parler, cet humour, ce style, comme dirait «Elle», "à la rédac, on adoooooore " (voir lépais dossier «spécial sexe» du dernier numéro dont Michèle Stouvenot écrit dans le JDD d’hier que ça a remplacé les fiches cuisine ). On en arrive à se demander pourquoi on na pas pensé plus tôt à devenir soi-même féministe, pour peu on noterait des références de lecture
Une parenthèse en passant, ce nest pas par hasard que je cite tout le temps le magazine «Elle» qui est le plus traumatisant de tous sagissant de la dictature de limage avec des arguments désarmant de sottise béate irréfutable, et que jai le masochisme de lire tous les lundis depuis ma naissance
Ce livre est autobiographique, lauteur raconte comment elle est devenue «Virginie Despentes», elle en parle comme dun rôle quelle a accepté un jour de 1992 à la sortie de son premier roman «Baise-moi» et qui est devenu son personnage public, cest bien vu. Elle nous fait replonger dans lenfer du jeu quétait le minitel à ses débuts (fin des années 80, début des 90), moi-même ait connu six mois daddiction à ma machine à lépoque, je travaillais dans un ministère et on tapotait dans tous les bureaux si bien que ladministration a fini par supprimer laccès au 3615 Comme elle, jen garde plutôt de bons souvenirs Un peu comme dans un polar, on joue avec la peur, vaincre la peur de linconnu, le moteur des sensations A noter que quand on sait que lagresseur potentiel vient aussi souvent de lintérieur que de lextérieur, de la famille (par exemple, chez les enfants victimes dinceste ), on pourrait se demander pourquoi il ne faudrait rencontrer que des gens quon connaît Mais cest un autre débat trop sérieux pour quon lexpédie
Et puis, cest là tout lart du roman et de la romancière, ça bascule On croyait lire un essai, on est presque dans un thriller Au chapitre porno, on est réveillé par une douche froide, fini de rigoler et de se souvenir Elle est drôlement psychologue VD, en nous amenant sa défense du porno en fin de livre qui colle parfaitement bien avec la démonstration qui précède Si adroite quelle nous répond par avance à ce quon pourrait objecter : si on aime pas le porno, cest que ça nous dérange pour pas grand chose Dans ces conditions, on enlèverait ce pas grand chose quon ne serait plus dérangé
Daprès ce que jai retenu de ma lecture du livre, le porno serait une sorte despace de sécurité quasi sanitaire pour «décharger» les pulsions sexuelles (harcelées à longueur de pub dans les médias et en ville, on est daccord) à tous les sens du mot, mais si, dune part, la plupart des femmes récusent la masturbation (avec des prétextes hypocrites, ce qui nest pas faux excepté quand les magazines branchés leurs conseillent des sex-toys hors de prix griffés Rykiel) et que, dautre part, elles ignorent que les films pornos servent uniquement à la monosexualité (encore un euphémisme ), cest pas demain quon va remettre le X à laffiche
Comme elle le raconte très justement, pour la sortie du film «Baise-moi», la co-réalisatrice du film, Coralie Trinh Thi, ancienne hardeuse, avait gêné, elle faisait tâche sur les plateaux télé, je men souviens très bien et je confesse que moi-même la trouvait surnuméraire quand la présence de lécrivain m’aurait largement suffit Le conditionnement à lexclusion, cest ça, lancienne hardeuse est stigmatisée comme le mec qui sort de prison et la réinsertion dans tous les cas nexiste que dans les programmes électoraux. Je viens de voir au festival du film allemand un excellent film où la jeune femme sortant dune cure dans un hôpital psy se voit accueillir à son boulot par des chuchotements de ses collègues « cest la folle »
Pour revenir à nos moutons sortis du pré Ce qui me gêne essentiellement dans la démonstration de VD, cest le déni des tabous ou plutôt lillusion quon pourrait sen débarrasser du moment quon les a repérés, mis à plats, analysés, etc… et quon se sent minables dy être soumis, la lucidité comme thérapie Cest le même problème que les psychothérapies long courrier qui nen finissent plus, cette idée entretenue par la profession (qui, au passage, garde sa clientèle de «patients» des lustres ) quil ny a jamais assez de lumière sur le pourquoi du comment et le comment du pourquoi, que du moment quon aurait débrouillé lécheveau du problème, on aurait ipso facto La solution pour sen sortir Malheureusement, ça ne suffit pas Fermons la parenthèse
Là où je veux en venir, cest que si le fait de se libérer de ses tensions sexuelles par le porno suffisait à apaiser les gens, ça se saurait Le serial killer du « Dalhia noir » naurait pas eu besoin de découper sa victime en morceaux et BEE naurait pas pu écrire « American psycho » En deux mots, les névroses seraient solubles dans le porno Je ne le crois pas, ce serait trop simple Cependant, il est vrai que VD ma convaincue au moins dune chose : cest que la société a tout intérêt à ce que ça ne change pas (ou dans la continuité ). Si on pouvait réparer les gens, alors, les réparateurs que sont tous ces métiers (du cabinet dassurance-vie au psy en passant par le gourou) qui ont pour unique fond de commerce lanxiété, mettraient la clé sous la porte Le hard, cest comme la cigarette (on aurait pu choisir lalcool mais les électeurs ), la bonne conscience de la société passe par quelques menus interdits résiduels, il en faut un minimum pour éviter le chaos et on choisit ceux qui nempêchent pas trop se senrichir Les limites de la limite
Au passage, la phrase de Gainsbourg sur la vieillesse qui est la vengeance des laids fait surface aussi vers la fin du livre, VD dit quil ne faut jamais attendre très longtemps la chute dune femme qui a été jolie (au passé) Un règlement de comptes dune remarquable cruauté, elle na pas écrit pour rien «Les Chiennes savantes», le roman delle que je préfère, elle connaît la musique féminine
En conclusion, je crois comprendre confusément ce souhaite VD, un monde où on se remettrai en question, gage dun espoir de tolérance, où on pourrait avoir une seconde chance, mais je suis moins optimiste quelle, il y a déjà si peu despace pour la première et ce sont souvent les femmes les meilleures ennemies des femmes, et surtout leur incurable bovarysme (le vrai poison, Flaubert, cest Freud avant lheure), mais ça, VD la compris depuis belle lurette
Un livre peu épais (156 pages) mais dense et passionnant, à lire en priorité
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