« La Tourneuse de pages »

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Il manque un petit quelque chose pour que ce soit le film parfait de l’été, la récompense d’un mois d’aout à Paris à se cogner contre les portes closes des commerçants sans bikini ni ambre solaire ni parasol…

Une fillette se prépare à passer le concours du Conservatoire. «Si tu n’as pas le concours, nous, on continuera à payer les leçons particulières», dit le père et la fillette autoritaire tranche «non!» avec sur le visage le masque de la haine. Le père objecte qu’on joue pour se faire plaisir… On en est loin… De la boucherie paternelle, il semble que la fillette n’ait retenu que la leçon de fuir au plus vite son milieu d’origine pour grimper les échelons de la promotion sociale, pour laquelle elle possède une solution : son amour de la musique et son talent au piano.

Celle qui va détruire ses rêves est justement celle comme elle se rêvait de devenir : une pianiste célèbre : Ariane Fouchécourt, présidente du jury du concours, distraie la jeune fille pendant sa prestation au piano en acceptant de signer un autographe à une secrétaire, déconcentrée, la gamine perd ses moyens et échoue. Fin de la première partie.

Une jeune femme est embauchée en tant que stagiaire dans un cabinet d’avocat. Telle la Marnie de Hitchcock, elle est trop sage, trop lisse, trop parfaite, les cheveux blond vénitiens lissés en queue de cheval, la jupe bleu marine au genou, le chemisier blanc, le talon plat en crêpe, les manières exagérément polies, sorte d’ange de la mort parachuté de nulle part. Mélanie Provost n’est d’autre que la fillette du conservatoire et elle n’a pas choisi par hasard le cabinet de Maître Fouchécourt.

Engagée pour dépanner la baby-sitter d’Ariane Fouchécourt et garder leur fils Tristan, malheureux jeune garçon transformé en aspirant petit Mozart pour le plaisir de ses mélomanes de parents, Mélanie pousse enfin la porte de la vengeance en arrivant dans la demeure, une jubilation mauvaise se peint alors sur le visage de l’actrice Deborah François.

Ariane a changé depuis l’époque du Conservatoire, conséquence d’un accident de voiture jamais élucidé, elle est victime d’un trac pathologique qui la paralyse avant d’entrer en scène et menace la carrière du trio musical dont elle est la vedette. Mélanie va y remédier en se faisant engager aussi comme tourneuse de pages… «Une tourneuse, c’est quelque un qui peut mettre en danger un équilibre» dira Ariane en plongeant dans le piège.

Le réalisateur Dennis Dercourt, lui-même musicien, a mis en scène les angoisses de l’artiste, amplifiées par le traumatisme d’un accident et l’arrivée d’une tueuse masquée au sein du foyer familial et professionnel, ce qui crée une tension anxieuse triple tout le long du film. Chaque concert d’Ariane Fouchecourt avec Mélanie tournant les pages est mis en scène comme la scène clé d’un thriller où l’où tremble qu’elle ne fasse une fausse note, ou, pire, qu’elle n’arrive pas à jouer… Une catastrophe qu’on frôlera plus tard quand Mélanie disparue à la dernière minute, Ariane, incapable de faire confiance à une autre tourneuse de pages, perdra ses moyens…

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Habile thriller musical et psychologique, c’est un film d’amour et de vengeance. Amour de la musique qui détendra les traits de Mélanie quand Ariane se met au piano, amnésique le temps d’un morceau de sa funeste mission. Vengeance implacable de celle qui a vu lui passer sous le nez, pas seulement des récitals de piano où s’épanouir et sa photo dans les magazines, mais un train de vie luxueux et une position sociale qu’elle désirait plus que tout. Le sujet est effleuré délicatement en une phrase d’aveu de Mélanie à qui Ariane demande conseil pour choisir son rouge à lèvres : elle ne se maquille pas davantage parce que les produits qu’elle aime sont tous très chers et de repartir avec un pot de crème La Prairie (marque de cométiques Suisses hors de prix) bleu nuit translucide en cadeau de la chambre d’Ariane… et aussi, la première caresse sur la joue d’Ariane pour étaler la crème sur la peau de Mélanie…

La violence contenue de Mélanie explose dans de rares scènes d’une cruauté sadique à l’égard du fils d’Ariane qu’elle semble considérer comme la victime expiatoire idéale pour atteindre durement la mère à moins qu’elle ne trouve (aussi) insupportable que cet enfant ayant dix ans comme elle lors son examen raté du Conservatoire, ne jouisse de tout ce qu’elle n’a pas eu dans son enfance. Le poulet à plumes noires élevé par Tristan qu’elle fait semblant d’égorger sous le prétexte de raconter une histoire de sorcière ; la tête de Tristan qu’elle maintient sous l’eau dans l’étrange piscine du sous-sol avant de changer d’avis ; le métronome de Tristan qu’elle accélère pour lui provoquer des crampes musculaires. Vis-à-vis d’Ariane, Mélanie usera de la même violence sous une forme beaucoup plus perverse : elle la séduira en réveillant la libido de cette quadragénaire déprimée qui meurt d’ennui et d’anxiété dans cette superbe prison dorée à quarante kms de Paris.

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Le jeu de Catherine Frot est parfait, on n’en attendait pas moins de la part d’une comédienne qui peut tout jouer avec une palette de nuances que beaucoup doivent lui envier. Cette expression de lassitude chronique sur son visage, vite balayée par des activités qu’elle expédie sans entrain, uniquement pressée de retrouver son piano, son seul sourire du film après un concert réussi à la radio, cette manière de se forcer à être une bonne épouse, une bonne mère, avec des petits gestes furtifs, une voix étranglée, des regards vides, des soupirs contenus, des agacements réprimés. Catherine Frot rend admirablement bien ce sentiment du spectateur qu’Ariane se force à tout du lever au coucher, excepté sa musique pour laquelle elle trouve une énergie insoupçonnée.

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Deborah François, jeune actrice révélée par «L’Enfant» des frères Dardenne, est un hybride entre Grâce Kelly et Natacha Régnier à qui elle ressemble un peu physiquement. Dans ce rôle de prédatrice glacée, elle se sert essentiellement des expressions de son visage pour faire passer sa violence, le corps emprisonné dans un hyper contrôle des gestes. On aura un aperçu du personnage de Mélanie dans sa vie en dehors de la vengeance quand elle rencontrera un copain dans un grand magasin et se comportera en séductrice avec un sourire ravageur et des mines de vamp, ce qui donnera aussi un aperçu de son registre d’actrice.

La majeure partie de l’histoire se passe dans le même lieu : la maison à la campagne, monacale, ennuyeuse et inquiétante à la fois. Les repas en silence, le téléphone rare, aucune visite sauf les allers et retours matin et soir du mari, et cette piscine en sous-sol comme une descente aux enfers. Le réalisateur en profite pour faire monter la pression dramatique et filmer Mélanie en la suivant de dos dans un couloir bleuté, puis son visage mangé par un clair-obscur très pictural, ou silhouette menaçante descendant l’escalier inhospitalier jusqu’au bassin exigu, occupant toute la surface de la cave, lieu oppressant, sombre, lointain et fermé, cristallisant toutes les phobies : l’enfermement, l’agression, l’eau, le malaise, l’absence de secours, etc…

Fallait-il en rajouter dans les scènes saphiques et sadiques? Je ne le crois pas bien que certaines critiques («Télérama», par exemple) aient reproché au film de ne pas avoir assez osé. On a cependant le sentiment qu’il manque un «petit rien» pour parfaire l’édifice, soit effectivement un peu plus de chair à meurtrir, soit, au contraire, davantage de mystère et je serais assez partante pour la seconde solution. Non seulement le réalisateur se paye le luxe d’une narration chronologique, la première partie avec Mélanie enfant dans la première partie du film justement… au lieu du systématisme du flash-back dans 90% des films actuels, mais encore, il n’omet aucun détail de cette audition au Conservatoire, voire, il la surcharge, c’est là où il aurait pu être carrément plus sibyllin pour créer du mystère, c’est la seule chose qu’on pourrait lui reprocher. Puisque le film a une ambiance très Chabrolienne, on prefèrerait dans la foulée le système narratif de "Que la bête meure" avec les révélations progressives sur le père de l’enfant tué par la voiture de Jean Yanne arrivé dans la famille sous les traits du fiancé de la fille.

Un film nickel au final qui semble avoir taclé les productions américaines de la semaine, tout est OK sous le ciel pollué de Paris!

 

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Mini-Pitch : pour avoir raté enfant son examen d’entrée Conservatoire à cause de la désinvolture d’une pianiste célèbre, une jeune fille se fait engager par son mari dix ans plus tard pour accomplir sa vengeance : un thriller musical élégant et captivant.

 

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zoliobi

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