« Les Témoins  » : Le Rouge et le Jaune

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Cela peu paraître un peu futile mais ce qui m’a frappée, et cela tout le long du film, c’est le choix des couleurs primaires : rouge passion et jaune bonheur pendant la première partie «Les beaux jours», rouge sang et noir deuil pendant la seconde «La Guerre» avec la notable exception que le personnage de Sarah portera, elle seule, du jaune soleil d’un bout à l’autre du film. Il en résulte une ambiance artificielle obligatoirement voulue par le réalisateur, qui transforme le récit en conte recolorisé : en effet, on verra que la première partie, très idéalisée comme le sont souvent les souvenirs, démarre après le générique rouge, la machine à écrire rouge de Sarah, la voiture rouge de Medhi…

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Retour aux beaux jours : Manu, jeune homme solaire, frère de Manuel Blanc dans «J’embrasse pas» (et premier rôle de Béart chez Téchiné), débarque de sa province et force la porte de sa sœur, chanteuse lyrique coupée de la réalité, pour y installer ses bagages. Quand il lui demande comment elle le trouve, elle lui répond "inchangé, toujours aussi narcissique"… Contrairement à Manuel Blanc, le personnage de Manu n’a pas attendu Paris pour vivre son homosexualité, une des ses premières ballades se passe dans les buissons la nuit à batifoler. Il y fait la connaissance d’Adrien, médecin quinqua qu’il trouve trop vieux pour un amant mais parfait pour prendre soin de sa veste. Pauvre Adrien, privé de plaisirs, faisant tapisserie sur un banc en ruminant le dernier tabou homo : la jeunesse obligatoire… Pendant un certain temps, Adrien va promener Manu et le présenter à ses meilleurs amis dont Sarah, écrivain débordée par la naissance d’un enfant qui l’encombre, et son compagnon Medhi, inspecteur de police à la brigade des moeurs.

Passage au jaune de la lumière de l’été et de ses atours, derniers moments de bonheur avant les divisions, les jalousies, les souffrances, Manu, vêtu pendant plus d’un heure de la même chemise à carreaux jaunes, Emmanuelle Béart déclinant pullovers et vestes jaune. Dans la maison du sud de la France où ils passent leurs vacances, les trois vont danser sur la terrasse, légers, heureux, Adrien, Manu, Sarah, les cheveux blonds sale coupés courts, la robe jaune d’or virevoltante, pendant que Medhi s’occupe seul du bébé dans la maison. Vacances au bord d’une mer exagérément turquoise, et cette outrance des couleurs du décor fait planer une sorte de menace sur l’insouciance collective, avec cette incompatibilité des couleurs qui se heurtent, trop de passion rouge trop de lumière jaune… Bien que j’ai lu maintes fois que le film était du tonneau des «Roseaux sauvages», il n’y a pas la même légèreté, de la première image du générique au début de la seconde période, plane une menace, un revers du destin.

Sarah et Medhi représentent le couple libre/libéré des années 80 avant le sida, hédoniste à tout prix, où chacun vit des aventures extra-conjugales d’un commun accord. Ce n’est donc certes pas Sarah qui va surveiller Medhi quand Manu le rejoint pour nager. Taillé pour être un flic intolérant qui nettoie les quartiers chauds, Medhi, qui se pensait hétérosexuel invétéré, va s’amouracher de Manu d’autant qu’il lui a sauvé la vie en l’empêchant de se noyer. Les deux hommes vont vivre une liaison passionnée, surtout Medhi, car de Manu, à la fois ingénu et expérimenté, on ne saura pas grand chose de ses sentiments, c’est le personnage le moins écrit de tous, présent par sa seule beauté et jeunesse, son appétit de plaisirs et de rencontres, il irradie l’écran et chavire les corps.

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Quand Truffaut disait des «Deux Anglaises et le continent» qu’il voulait faire un film physique sur l’amour et pas le contraire, il semble que Téchiné ait opté ici nettement pour la seconde option : les scènes entre Manu et Medhi depuis la première (sauvetage de la noyade sur la plage) sont très charnelles, physiques, animales, filmés de très près, les corps basculant dans le plaisir, et dans une certaine mesure, les scènes entre Sarah et Medhi, rescapés de la maladie le seront aussi. Téchiné nous immerge dans l’intimité physique des personnages, leurs désirs, leurs doutes, leur abandon ; sauf si j’ai perdu la mémoire, c’est la première fois qu’il va si loin dans la représentation de la sensualité et la sexualité des corps à l’écran tout en restant d’ailleurs pudique et en coupant les scènes d’étreintes assez rapidement. Un petit bémol cependant, faut-il que l’époque ait changé à ce point qu’on soit tout de même étonné par la liberté sexuelle des personnages qui assument tous psychologiquement leurs désirs,quels qu’ils soient, infidélité établie en système (couple Sarah/Medhi avec Sarah pas jalouse), bisexualité du jour au lendemain (personnage de Medhi), voire un ascétisme angélique (la soeur de Manu).

La découverte de la maladie de Manu sonne le glas de la crise de jalousie d’Adrien, aussitôt, le médecin se substitue à l’homme dégrisé et ausculte le jeune homme sur le torse duquel il a aperçu des tâches brunes (kaposi), la seconde partie commence. On s’attendait à une surchenchère de scènes dans les hôpitaux, il n’en est rien. La seconde partie est traitée de manière plus nuancée mais un peu figée, marchant sur des oeufs, faute à l’épidémie du sida qui fige les personnages dans des statuts : la victime expiatoire unique (Manu), le soldat de la lutte armée (le personnage d’Adrien ressemble alors pas mal au médecin co-fondateur de Aides), la pardonneuse des offenses (Sarah, le baiser au mourrant). Seul le personnage de Medhi demeure imparfait et humain.
Sans doute pour ne pas tomber dans le pathos ou les mêmes erreurs que celles des «Nuits fauves», rare film témoignage sur les années sida tourné par Cyril Collard, lui-même condamné, qui créa la polémique à l’époque auprès des associations de lutte contre le sida à cause de son pernicieux message de scènes d’amour montrées sans préservatifs, Téchiné donne à son film en seconde période une dimension quasi-militante avec, notamment la création historique d’Aides et l’engagement d’Adrien. (Au passage, revu l’autre jour sur le câble, «Les Nuits fauves» n’a pas bien vieilli, document d’une époque plus qu’une œuvre de cinéaste, avec le recul, on voit bien que Cyril Collard n’était pas un génie de la caméra et surtout pas un bon acteur). Omniprésent dans la première partie, Manu passe au second plan dans la seconde partie, il se cache, on le cache, devenant alors plus un cas de sida qu’un personnage à part entière avec la mentalité de l’époque terrorisée par une maladie inconnue dont on pensait au début qu’elle ne frappait que les homosexuels (je ne suis pas persuadée que la prévention et la systématisation des tests était installée dans les moeurs de l’époque, non plus que la connaissance des mécanismes de la maladie, et encore moins la cessation de l’ostrascisation du milieu gay, c’est venu beaucoup plus tard et Téchiné anticipe). Les protagonistes sont alors vêtus de noir et de rouge, Sarah de jaune résiduel, et la troisième partie dite du retour de l’été s’apparenterait davantage à une survie semi-amnésique de rescapés de l’épidémie, les témoins…

La performance des acteurs est remarquable, surtout celle de Michel Blanc (du haut niveau) et Emmanuelle Béart, Sami Bouajila, Julie Depardieu (incroyablement juste et sensible dans un rôle secondaire) sont magnifiques. Je suis moins séduite par le jeune acteur jouant Manu sur lequel j’ai lu des critiques très élogieuses, il est davantage qu’il ne joue et il lui manque quelque chose en plus : un regard, une profondeur, une densité, à moins que ce ne soit le rôle qui lui demande une certaine transparence, une sorte d’irréalité.

Dans l’ensemble, ce film dont la première heure est assez sidérante de beauté, pêche par une seconde partie un peu trop raisonnable où tous les personnages rentrent dans le moule d’un comportement relevant plus de la campagne de prévention responsable que des contradictions des personnages. Par ailleurs, l’opposition paradis/peste entre les deux parties du récit est un peu trop théorique avec la maladie comme seul frein au bonheur envisagé quasi exclusivement sous l’angle de la recherche du plaisir. Cette restriction faite, c’est tout de même un grand Téchiné, bien au dessus des derniers en date, par exemple, le lassant "Les Temps qui changent".

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zoliobi

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