« DAilleurs, Derrida » : une pensée vue de l'extérieur

Safaa Fathy, 2000, sortie DVD 4 mars 2008

photo éditions Montparnasse
 

Alors que le DVD sur Paul Ricoeur dans la même collection « Regards » pouvait satisfaire le profane qui en retirait l’essence de l’homme et de sa pensée, celui sur Jacques Derrida a choisi une approche physique du philosophe laissant exsuder des bribes de pensées, frustrant pour l’étranger débarquant dans le monde de Derrida…  A la surface de Derrida



Le DVD se décompose en trois parties : le film principal, «Dailleurs Derrida», sorte de reportage et de rencontres avec le philosophe, «Nom à la mer», long poème de Derrida lu par lauteur sur fond imagé, et «De tout cur», série dinterventions de Derrida sur des thèmes précis. Le film principal est bien entendu la contribution principale à la présentation de la pensée du philosophe. Le second, essentiellement construit sur la transmission dune émotion poétique, est dun accès beaucoup plus particulier. Le troisième est enfin comme limité à des interventions ciblées de Derrida sur des sujets spécifiques, intéressants par leur mise en uvre d’une pensée dans un contexte « pratique » mais de ce fait même comme détachés de lunité du premier document.—–

Concernant donc le premier document, il y a bien sûr quelque chose de bien présomptueux pour un non spécialiste à vouloir présenter une pensée large au travers du prisme dun simple film, quelles quen soient ses qualités. Cétait déjà la première réaction que javais éprouvée en tentant un commentaire sur lopus de la même collection qui concernait Jacques Ricoeur. Mais après tout, le film sadressant justement à ce public «naïf», il y a sans doute malgré tout une certaine légitimité à sessayer à lexercice.


photo éditions Montparnasse

Le film se présente non pas comme une série dentretiens systématisés sur les grands thèmes de la réflexion de Derrida, – bien sûr, il en est question -, mais comme une pensée distillée en confidence, à loccasion de rencontres, de discussions (dont on na quasiment que la partie exprimée par le philosophe), dans des situations de voyages, de promenades, rarement dentretiens formels. Lensemble est ponctué de quelques interventions de Jean-Luc Nancy, un proche de Derrida, et de quelques extraits de cours donnés à Normale Sup ou aux Etats-Unis.
Derrida y aborde certains des thèmes qui lui sont chers. Laltérité, lailleurs, cet ailleurs qui est lau-delà dune limite qui doit être en nous pour que nous puissions lappréhender. Ainsi souvre le dialogue, sur laffirmation que lailleurs est en nous, sinon ce ne serait pas un ailleurs. Puis vient immédiatement la critique des moyens possibles pour transmettre sa pensée, une réflexion sur lécriture, sur la limite de la communication qui dès lors quelle est constituée, dès lors que lécriture est posée, publiée, lue, ferme le sens aux possibilités qui restaient ouvertes jusque là. En ce sens, lécriture, celle du livre, celle du film, est demblée posée comme finie, et forcément réductrice. Sans compter, comme Derrida y viendra plus tard dans le film, la forme dobscénité, dob-scénité, pour celui qui écrit à se mettre à lavant-scène, à imaginer que ce quil écrit peut intéresser quelquun, à «faire son intéressant». Et sans compter enfin le caractère enfermant pour le lecteur, pour celui qui reçoit le message écrit, de sadresser ainsi à lui. De cette difficulté de la communication, on peut peut-être retrouver une des sources du concept de déconstruction chez Derrida, dont il nest étonnamment quasiment pas fait mention sous ce nom dans le film, méthode de lecture recherchant le sens au travers non pas seulement du signifiant des mots, mais de leur coordination, de leur articulation, de la structure quils donnent au texte, de limage quils dessinent en creux des sens multiples du texte.

Et une fois posés ces éléments de méthode, ces prudences liminaires, peuvent alors saborder des thèmes plus larges. Le pardon, la responsabilité, lhospitalité, le secret, la trace, lidentité, le temps. La responsabilité comme touchant linitiative de celui qui décide hors de toute référence, hors de tout cadre à penser qui lui offre ou lui impose une norme, qui lui ôte donc la responsabilité de ce quil pense être une initiative. Lhospitalité comme acceptation totale de lautre, dans tout lexercice de sa responsabilité, comme lacceptation dun événement «catastrophique» au sens dun bouleversement sismique. Le secret comme siège ultime de la liberté, comme essence dun marranisme autant historique que fondateur. La trace comme cicatrice que toute blessure, physique, psychique, symbolique, communautaire, religieuse, na la capacité de marquer le vivant que parce quil est justement vivant et finalement construit son identité, à limage de cette circoncision sur laquelle Derrida avoue avoir accumulé tant de documentation en sachant demblée limpossibilité dans laquelle il se sentait de produire à son propos un écrit satisfaisant. Le temps comme espace de mémoire, de choix, dévolutions, de constructions, déchange, de dialogue.

De petites touches en ébauches, en esquisses, on découvre un Derrida incarné, pas seulement aux prises avec une réalité intellectuelle, mais ancré dans une réalité du quotidien, face aux problèmes domestiques de rangement de sa bibliothèque envahissante, du grenier dont il a fait son bureau et quil nomme son «sublime», face à la place des femmes, face à ses chats, face au deuil, face à la mort, et comme on le montre dans «De tout cur» face aux problèmes du politique, de la greffe, de la bioéthique.

Et cest peut-être justement la difficulté de ce DVD : prendre le parti de montrer un philosophe en action dans sa propre vie, en effleurant les grands axes de sa pensée. Si on y gagne que la pensée shumanise, il reste néanmoins une certaine frustration à la suivre, à la fois à cause d’un apparent et difficile désordre et du sentiment de ny pénétrer jamais complètement. On a la sensation dassister à une présentation plus quà une explication, de devoir picorer la surface dune reflexion quon est sans conteste tenté de poursuivre mais par ses propres moyens en se référant à dautres supports.

Editions Montparnasse 3 films/1 DVD. Sortie le 4 mars 2008.

{{Ma Note 3}}

Mots clés: ,

Partager l'article

Lire aussi

Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

Laisser un commentaire

Votre email ne sera pas publié. Remplissez les champs obligatoires (required):

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Back to Top