« L’Enfer » de Clouzot : filmer la folie, un projet aliénant…

Serge Bromberg, sortie 11 novembre 2009

 

Romy à 26 ans, Serge Reggiani 42 ans, ce sont les acteurs qu’a choisi Clouzot en 1964 pour interpréter un couple de modestes hôteliers de province, Odette et Marcel, dans « L’Enfer », un projet de départ d’un film plutôt intimiste… La Columbia étant intervenue pour accorder un budget illimité à Clouzot, la préparation de ce film, qui devait raconter la folie de Marcel Prieur, victime d’une jalousie pathologique à l’encontre de son épouse Odette trop jolie qu’il souçonne à tort d’infidélité, va sombrer lui-même dans un délire d’expérimentations…

 

Luxueusement installé dans une suite du Georges V, Clouzot pique l’attention d’un de ses anciens collaborateurs qui l’avait connu plus modeste à travailler ses projets dans un simple bureau. Trois semaines d’essais délirants sont ensuite organisés avec pas moins trois équipes de film sur le qui vive mais, en fait, seule une équipe du film travaille, Clouzot ne s’occupant pas des deux autres. Les acteurs comme les équipes techniques sont malmenés, au bout de deux semaines, Reggiani, exaspéré (il l’appelle « La Clouze »), claque la porte. Chabrol reprendra en 1994 le scénario de « L’Enfer » pour livrer un film plutôt classique, on s’en rend compte d’autant mieux qu’on a vu les images des essais de Clouzot : 185 bobines bloquées juridiquement dans le placard d’un assureur pendant près d’un demi-siècle, 15 heures d’images…
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Inès Clouzot, la dernière épouse du réalisateur qui avait toujours refusé de donner son feu vert, coincée par hasard dans un ascenseur avec Serge Bromberg, finit par dire oui, ce dernier rachète les droits. Si le son a disparu, des images sidérantes de beauté et d’inventivité demeurent… A l’époque du tournage, Clouzot sort d’une dépression nerveuse consécutive à la mort de son épouse Vera (actrice brésilienne qu’on voit notamment dans « Les Diaboliques »), il vient de se remarier. Ce n’est pas d »hier que Clouzot a la réputation d’être impitoyable avec ses acteurs, de Bardot dans « La Vérité, on a dit à l’époque qu’il lui arrivait de la giffler pour la faire jouer convenablement.
 


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Clouzot avait l’ambition de révolutionner le cinéma en utilisant notamment pour la forme la cinétique, des oeuvres comme celles de Vasarely, des images sériales comme ce visage de Romy décliné à l’infini sur tout l’écran, des images déformées, distordues (le regard de Reggiani, par exemple) un peu comme « Les Montres molles » de Dali. Sur le fond, il semble que le projet avait l’objectif de pénétrer en caméra subjective le cerveau malade de Marcel Prieur en proie au démon de la jalousie et aux hallucinations : pour une scène où Odette fait du ski nautique avec son supposé amant, un bellâtre du village, Marcel « voit rouge » et Clouzot colorie l’eau en rouge, ce qui implique que sans effets spéciaux, les acteurs doivent être maquillés en bleu/vert (travail d’un célèbre maquilleur de l’époque Michel Deruelle). On voit donc sur ces images retrouvées les lèvres bleu/mauve de Romy Schneider et Dany Carrel, interprète de la meilleure amie qui a une mauvaise influence sur Odette. A priori, les scènes des crises de jalousie sont filmées en couleur et les scènes de la vie quotidienne en noir et blanc. D’autres hybrides, le visage de Romy recouvert d’une sorte d’huile pailletée fumant, lascive, la tête renversée, d’une indescriptible sensualité… Romy attachée nue sur les rails quand arrive le train pour la broyer, jamais l’actrice n’a été aussi belle, aussi érotiquement filmée, les fans vont halluciner comme Marcel!!! Car, à l’époque, Romy n’a pas encore pris le virage de « La ¨Piscine » (1968)  pour devenir une des plus grandes actrice françaises, elle est surtout connue pour la série des « Sissi ». Dans les essais de costumes, elle fait preuve d’une bonne humeur étonnante, souriante, jeune, le regard pétillant, joyeux, contrairement aux extraits des essais qui donnent l’image d’une femme fatale.
 

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Je n’ai pas pu m’empêcher de penser au dernier film de Gaspard Noé décrié à Cannes cette année « Enter the void » où le projet est très proche : filmer l »intérieur du cerveau d’un junkie… On en pense ce que l’on veut mais on voit à quel point Clouzot, connu jusqu’alors pour un cinéma parfait mais classique (il vient de tourner « La Vérité » 4 ans auparavant), était un génial précurseur ayant été tenté de filmer l’infilmable : à la difficulté de filmer les sensations, les hallucinations,  les névroses, voulant aller encore au delà, le réalisateur s’est heurté à l’impossibilité de la représentation de la paranoïa, de la folie envisagées de l’intérieur de la psyché d’un personnage en proie à un délire hallucinatoire, un projet incroyablement novateur et moderne. Mais aussi un projet mégalomane de « création absolue » aliénant, l’arrêt cardiaque fatal signant la fin des essais  de « L’Enfer » ayant peut-être sauvé le réalisateur de la folie…
 

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Dans ce film enquête sur un tournage maudit qui a tourné au drame, stoppé au bout de trois semaines, Clouzot victime d’un infarctus, les réalisateurs de ce documentaire, Serge Bromberg et Ruxandra Medrea, ont convoqué deux acteurs contemporains : Bérénice Bejo et Jacques Gamblin (parfait en jaloux pathologique) pour lire des passages du scénario écrit par Clouzot, ça fonctionne mais ça rationnalise un film fantasmé, fou, cassant l’ambiance des images retrouvées, on aurait préféré demeuré immergé dans ce voyage en 1964 entrecoupé de témoignages des acteurs de l’époque (ceux qui sont encore en vie), Costa-Gavras, alors assistant à la réalisation ou Catherine Allegret dont c’était le premier rôle. En 1968, Clouzot tournera son dernier film « La Prisonnière » avec Laurent Terzieff et Elisabeth Wienner, un mélodrame érotique où il reprend visuellement certaines des expérimentations de « L’Enfer » (en adéquation ici avec l’esthétique de la fin des années 60), incompris, le film est démoli par la critique.
 

Notre note

4 out of 5 stars (4 / 5)

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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