« Poetry » (« Poésie ») : mort et renaissance des mots

Grand prix à Cannes 2010, Lee Chang-dong, sortie 25 aout 2010

Pitch

Une sexagénaire atteinte de la maladie d'Alzheimer va découvrir la poésie tandis que son petit-fils dont elle a la garde est mêlé à un scandale que les notables de la ville tentent d'étouffer.

Une avant-première de ce film aura lieu dans le cadre de Paris-Cinéma le 11 juillet à 16h au MK2 Bibliothèque

 

Mija n’a pas la vie drôle, obligée de faire des ménages chez un vieil homme hémiplégique qu’elle appelle « le Président », elle habite avec son petit-fils, ado morose qui la traite comme une esclave, lui adressant à peine la parole. Souffrant de pertes de mémoire, Mija va consulter, on diagnostique une maladie d’Alzheimer, elle l’accepte. Dans le collège de son petit-fils, une ado s’est suicidée qu’on a retrouvé noyée dans le lac, on parle de viols collectifs par des élèves de sa classe qui l’auraient conduite au désespoir. Il s’avère rapidement que le petit-fils en était. Les pères de famille de tous les ados impliqués dans le viol se réunissent pour étouffer le scandale et décident d’acheter le silence de la mère de la jeune fille suicidée. Mais Mija n’a pas d’argent pour payer sa part. Dans ce chaos, une affichette d’un cours de poésie va sauver Mija de la réalité. On y apprend à regarder ce qu’on voit sans voir tous les jours, à imaginer un destin à des objets comme une pomme, et, au bout d’un mois, chaque élève du cours de poésie devra écrire son poème.
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photo Diaphana

Il y a beaucoup de subtilité, d’humour, à observer les groupes, les poètes en herbe, les pères de famille bourgeois, à épingler leurs défauts, leurs faiblesses, leur égoïsme ; les choix des poésie selon les élèves révélant leur personnalité, les pères qui ne pensent qu’à manger et boire un verre quand ils se réunissent, celui qui laisse échapper que la jeune fille morte était plutôt moche, les tenues de Mija qu’on trouve trop élégantes pour une aide ménagère, le Viagra du vieillard qu’il fait passer pour des vitamines…
Le choix de la maladie d’Alzheimer dans un film sur la poésie, oublier les mots quand il faut trouver les mots pour décrire ce que la nature vous inspire, est infiniment intelligent : la perte de la mémoire devient libératrice pour Mija qui peut s’adonner à l’observation de la nature sans avoir l’esprit parasité par autre chose. On sait que la mémoire est sélective et quand les parents des lycéens envoient Mija en émissaire, contrainte et forcée, proposer de l’argent à la mère de la jeune fille suicidée, elle la rencontre dans les champs, bavarde avec elle et oublie sa mission qui la rebutait dans le fond… L’Alzheimer, étape vers la mort, recentre Mija vers l’essentiel de la vie qu’elle n’a jamais pris le temps de vivre : cette femme-enfant naïve, habillée comme une jolie poupée ancienne avec des vestes à fleurs, possède une détermination à vivre intensément in extremis selon ses envies et ses convictions profondes. Quand elle sort de l’hôpital au début du film, où elle s’est plainte de fourmillements dans le bras et de trous de mémoire, où le médecin lui a conseillé du sport pour son bras et lui a annoncé gravement son Alzheimer, elle répond à sa fille au téléphone que tout va bien, qu’il lui faut simplement faire un peu d’exercice. Idem pour le groupe de parents qui essaye d’étouffer le scandale, tous des hommes, des pères, Mija, dès le départ, s’est instinctivement sentie solidaire, non pas des parents mais de la jeune fille violée, ce qu’il l’amènera à faire un choix cornélien vis à vis de son petit-fils pour rejoindre, peut-être dans la mort, du moins dans la poésie, la jeune fille à laquelle elle va s’identifier en lui dédiant son poème. Poème récité par la voix de la sexagénaire, puis par celle d’une jeune fille prenant le relais, à la fois la lycéenne suicidée et la jeune fille que fut Mija autrefois. Il y a chez cette femme âgée, jolie, douce et volontaire, apparemment résignée, un passé lourd de blessures qu’on devine et dont elle parlera une fois à peine dans le club des lectures de poèmes, sa confession sur sa soeur interrompue…


photo Diaphana

Dans ce film, tout est elliptique et lacunaire, à l’image de la mémoire, dans la manière de traiter les événements, on ne saura pas si Mija a couché avec le vieil homme hémiplégique par pitié ou pour l’argent, pas davantage si Mija a dénoncé son petit-fils. Un film poétique sur la poésie, sur la mort des mots et la disparition de la poésie dans nos sociétés contemporaines, et/ou, au contraire, la perte des mots courants au profit de ceux de la poésie, de sa renaissance par l’oubli.

Le chapeau de Mija perdu dans l’eau, comme au début le corps de la jeune fille flottant dans le fleuve, la fusion entre celle qui est morte et celle qui va mourir, l’eau qui lave tout, les péchés, les chagrins, la laideur, l »horreur, la musique de l’eau, poésie en soi… Un film d’une délicatesse et d’une beauté absolues. 


photo Diaphana

Lee Chang-dong, ancien ministre de la culture en Corée du sud, dont le précécent film « Secret sunshine », en compétition à Cannes en 2007,  était déjà magnifique, obtenant notamment le prix de la meilleure actrice pour Jeon Doyeon, poursuit ses portraits de femme dans « Poetry » avec un casting osé : engager l’actrice Yun Jung-hee, icône du cinéma des années 60 aux 300 films et 24 prix d’interprétation qui ne tournait plus de puis 15 ans. « Poetry » que d’aucuns auraient bien vu comme la palme d’or cette année à Cannes, a obtenu prix du scénario et méritait sans doute aussi le prix de la meilleure actrice, encore une fois…

 

Notre note

5 out of 5 stars (5 / 5)

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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