TRISTANA de Bunuel (1970) : Belle toujours…

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Deux minces silhouettes noires sur la place d’un village du sud s’approchent à petits pas… Saturna emmène la pupille de Don Lope, son employeur, faire la connaissance de son fils muet, en pension dans une institution spécialisée, dans le but de l’engager à des petits travaux dans la maison. Les deux femmes sont entièrement vêtues de noir, du large voile noir de deuil aux pieds. Tristana communique avec le garçon en langage des signes et lui donne symboliquement une pomme qu’elle sort de son petit sac à main. Tout respire la Méditerranée dans cette introduction en images peu bavarde : Les femmes en tenue de veuves, la luminosité du ciel, la poussière ocre, et, bien qu’on ait l’impression qu’il s’agisse de la grand place d’un village ou d’une petite ville, c’est dans un quartier de Tolède que l’action se situe.

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Après la mort de sa mère, Tristana est recueillie par son oncle et tuteur, le libidineux Don Lope. Jeune fille innocente, portant de longues nattes et ne possédant qu’une seule robe, Tristana, est obligée de se soumettre aux manies de son oncle qu’elle déchausse et chausse religieusement de ses pantoufles le soir. Bien qu’il ait essayé de se persuader sans conviction de respecter la pureté de sa pupille, Don Lope ne tarde pas à la contraindre de devenir sa maîtresse. Une contrainte qui s’impose à Tristana comme un non choix, un prix à payer pour son hébergement : scène muette où la porte se referme sur Tristana qui enlève docilement et silencieusement ses bas sans que le vieux barbon n’ait eu à le lui demander. La conséquence de cette intimité imposée sans heurt apparent est la naissance chez Tristana d’un jugement sur son oncle qu’elle manifeste par de petits gestes de rébellion comme jeter les vieilles pantoufles à la poubelle.

Bien que Catherine Deneuve ait insisté dans la rencontre qui a suivi la projection du film sur la volonté de Bunuel de gommer toute psychologie dans le personnage de Tristana, on assiste, non pas à un épanouissement de la femme mais au développement d’une maturité et même d’une certaine dureté dans la tête de Tristana. Sans que cela soit verbalisé, on se rend compte à des regards, des gestes, quelques rares mots de la jeune fille à Saturna, que l’appropriation du corps de Tristana a privé définitivement Don Lope des sentiments de reconnaissance, voire d’affection filiale, qu’elle aurait pu lui vouer. Avant d’être abusée par son tuteur, Tristana fait un cauchemar où elle voit la tête coupée de Don Lope à la place du battant de la cloche de l’église et allant la consoler, son oncle lui fera remarquer sans malice que déjà petite fille, elle criait quand elle l’apercevait. Tristana connaît donc instinctivement son destin et les pulsions de cet homme depuis l’enfance… Ce thème de la castration va être développé jusqu’à l’insupportable quand à la tête coupée du cauchemar succédera plus tard dans le récit de la jambe coupée de Tristana…

Ayant été déniaisée au propre et au figuré, Tristana s’autorise à tomber amoureuse du beau Horacio et à quitter son oncle sans remords pour habiter avec lui à Madrid. Un bonheur de courte durée. Très malade, Tristana demande à être ramenée à Tolède chez Don Lope, terrassée par une douleur paroxystique à une jambe qu’on devra amputer pour la sauver. A l’issue de cette opération mutilatrice, les rapports s’inversent totalement entre Tristana et Don Lope. Le vieil homme aux petits soins pour Tristana, bouleversé par la maladie de sa nièce, ne cache plus sa passion pour elle. A présent, la jeune fille pure a disparu au profit d’une femme aigrie et autoritaire qui le fait filer doux.

Les transitions de Bunuel sont tranchantes comme des rasoirs… Du jour où Tristana couche avec son oncle, on passe d’un plan à l’autre de la jeune fille virginale en robe noire et longues nattes de la première période à une belle jeune femme en tailleur ou robe marron chic et petit chapeau crème de la seconde période. Pour passer à la troisième période, la scène des marrons glacés commandés par Don Lope au pâtissier de la ville avant l’opération marque le passage de la fin de la seconde période. C’est après l’opération de Tristana que Don Lope apportera ces friandises à Tristana assise à son piano, devenue unijambiste et acariâtre. Bunuel utilise beaucoup les vêtements et le maquillage : la troisième période montre une Tristana très maquillée, le regard dur, les cheveux laqués ou relevés en chignon sophistiqué, ayant définitivement perdu l’innocence.

Une phrase cependant brise la logique d’une Tristana exclusivement victime, abusée par son oncle, quand elle confie à Saturna qu’elle ne pouvait l’aimer que du temps où il était méchant. De la pomme qu’elle lui donne à croquer dans la première scène du film à la scène où Tristana ouvre son peignoir depuis son balcon en direction de Saturno le muet (superbe plan sur le visage de Deneuve), on a une autre indication sur le tempérament de la jeune fille peut-être plus docile et ludique qu’innocente et farouche. Les rêveries de Tristana orpheline de la première période qui s’amusait à comparer les choses et les objets pour avoir le choix, deux grains de raisin posés côté à côte pour en choisir un, marquaient en fait une force de caractère insoupçonnée. Quand il s’agira de décider de la vie ou la mort de Don Lope, lui-même tombé malade, Tristana choisira la liberté…

Les personnages sont stylisés, presque caricaturés : Catherine Deneuve joue trois rôles : la vierge non effarouchée, la jeune femme heureuse, et la femme handicapée, malade, aigrie. L’évolution de Fernando Rey est plus progressive, du vieux beau vicieux encore fringuant au vieillard rhumatisant un pied dans la tombe. Don Lope, laid et repoussant, toussant, crachotant, perclus de rhumatismes, conserve des coquetteries de séducteur impénitent : il dort avec un masque sur la moustache pour la lisser, se teint les poils de la barbe pour sortir, se pomponne dans sa salle de bains. L’ambiance du sud est manifeste avec ses femmes en noir, ses maisons monacales, tapisseries ternes, linge blanc immaculé, meubles en bois foncé, lumière filtrée. Avec ses relations extraverties et ses hypocrisies mondaines : on s’extasie de la santé de Don Lope en sa présence et on l’enterre bruyamment quand il tourne le dos.

Catherine Deneuve, à qui Bunuel avait demandé de se teindre les cheveux en châtain roux terne et de s’enlaidir, est d’une beauté époustouflante avec le jeu d’acteur demandé par Bunuel : sans intention ni psychologie sauf la lumière dans le regard parfois facétieux ou insolent malgré l’accumulation des malheurs, donnant une pulsion de vie indestructible à Tristana. Comme il s’agissait de la version espagnole doublée, ce n’était pas la voix de Deneuve qu’on entendait dans la copie projetée vendredi soir mais on sait qu’elle avait joué sur les intonations, surtout pour la première partie de la très jeune fille puisque le rôle la montre à trois âges différents. La pureté des traits de Deneuve sous son voile noir est fascinante, d’une beauté irréelle, on comprend pourquoi bien des réalisateurs et non des moindres ont précipité leurs fantasmes sur ce physique angélique sans aspérités, lui conférant une distance naturelle avec l’autre, souvent taxée de froideur.

La troisième partie du film est éprouvante, les plans réitérés de la jambe de bois de Tristana posée sur le lit font froid dans le dos. Cinéma de la cruauté, Tristana est un film impitoyable déclinant le malheur et la perte de tout : Tristana perd ses parents, son innocence, son amoureux, son corps, Don Lope sa jeunesse, sa fortune, ses illusions, l’affection de Tristana. Pourtant, un message d’espoir inattendu empreint la fin du film bien qu’on soit trop accablé pour en profiter. Belle fin ludique comme si la bonne humeur de Bunuel s’était révélée à la toute dernière minute au moment de rembobiner l’histoire, clin d’œil au cinéma, on peut recommencer le film, un autre film, une autre histoire.

Un film dur, pervers et cruel, difficile à digérer dans les heures qui suivent…

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zoliobi

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