"Les Bureaux de Dieu" : Femmes entre les murs

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« Entre les murs » et « Les Bureaux de Dieu » on un dernier point commun : le sujet prime sur la mise en scène, fut-elle noble. Est-ce un film de femmes à destination des hommes, un peu MLF version 2008? (se rendent-ils compte?) Le film plaira si on se sent concerné mais, comme on le dit souvent, la femme peut être le meilleur ennemi de la femme… Vaste sujet, en tout cas, le film fera débat, c’est un début. Ces « Bureaux de Dieu » durant tout de même 2h, on n’est pas fâché de reprendre l’ascenseur pour regagner la terre ferme, le film démarrant sur un immense ascenseur vieillot transportant les jeunes femmes vers un ciel à l’étage où on ne les jugera pas…
Note : Une fois n’est pas coutume… ci-dessous, extrait du dossier de presse du film, ce beau texte de l’écrivain Annie Ernaux dont le tropisme pour l’intime et le social, l’observation de l’univers féminin à partir de son expérience autobiographique, n’est plus à démontrer.
Les Bureaux de Dieu vu(s) par Annie Ernaux
Importance du lieu : ça se passe tout en haut dun immeuble, avec vue sur les toits.
En bas, la rue doù monte la rumeur ininterrompue de la ville. Un lieu à la jointure de la
terre et du ciel, unique comme celui de la tragédie classique et ouvrant pareillement
sur le monde. Daction, il ny en a pas, sinon immense, universelle : ce qui se joue
ici, cest rien de moins que ce qui concerne plus de la moitié de lhumanité, occupe
chaque femme durant plus de trente ans, ce pouvoir de fécondation au fond de son
corps, ce cycle mensuel du sang qui assure la perpétuation de lespèce humaine.
Des adolescentes, des femmes, de tout âge, origine et conditions, seules ou avec
lamie confidente, un compagnon quelquefois, montent vers ces « bureaux de dieu »,
viennent dire à dautres femmes comment elles se débrouillent de ça, de ce qui
arrive à leur corps, comment elles se débattent avec ça, chacune de leur côté, dans
la toile de leur histoire particulière.
Avec des paroles maladroites ou brutales, lentes à venir ou débondées dun seul
coup, et des regards, des silences, elles disent les appréhensions secrètes, les
croyances, limaginaire quon nourrit à propos de ses organes, de sa propre capacité
à procréer. Surtout, combien cest dur dy voir clair dans ses désirs, de décider de
sa vie dans lenfermement invisible de la tradition familiale, lenserrement dune
relation amoureuse. Duser de sa liberté. Des phrases ordinaires, quon sait tout de
suite justes, qui font découvrir – quarante ans après la loi Neuwirth, trente après
la loi Veil – que se reforment en chaque fille, femme, les mêmes questions, est-il
possible dêtre enceinte sans pénétration, la même incrédulité, je ne pensais pas
que ça marriverait, que jétais capable de ça, le même écartèlement entre tradition
et modernité, si ma mère lapprend, elle me tue, le même silence, mais aussi le même
espoir dune parentalité partagée avec lhomme quon aime.
« Je ne sais pas, je ne suis pas une femme » dit un garçon à sa copine. Comme sil
sagissait dune ignorance naturelle et quaprès tout il ne soit pas utile de savoir.
Cest à cela que sert le film de Claire Simon : que les hommes sachent, les filles
de quinze ans, les mères, tout le monde. Bien sûr, il informe sur le stérilet, la pilule
du lendemain, le déroulement et le prix dune IVG, il le faut, mais surtout il déchire
le silence et lillégitimité qui entourent les territoires du féminin, ce que vivent les
femmes, loin des magazines people, dans la réalité dici et de maintenant. Et encore
au-delà, dans les trous du discours, au travers de ces fragments dexistence, il fait
entrer la société entière, avec sa diversité, ses luttes culturelles, ses préjugés, sa
dureté économique, la société, autant dire « dieu », cest ainsi que je comprends le
titre. Et il ny a pas de jugement.
Ce qui me touche tant chez Claire Simon, dans ce film comme dans les précédents,
cest sa façon de travailler la réalité quotidienne, sensible, des gens, de faire exsuder
le réel jusquà faire ressentir son inextricable complexité, son indicible. Celui que
signifie linoubliable sourire mystérieux dAna Maria, la prostituée, qui clôt le film
sur lénigme de la vie et de lamour.
Annie Ernaux, Paris, Juin 2008
Notre note
(3 / 5)
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