« Shutter island » : Scorsese près du ciel avec les démons de ce film noir fantastique

Martin Scorsese 2008, sortie 24 février 2010

Pitch

Dans les années 50, deux policiers sont envoyés en mission sur une île au large de Boston, abritant un hôpital psychiatrique pour pathologies lourdes, afin d'enquêter sur la disparition inexpliquée d'une des patiente de l'établissement.

Avoir lu le livre, « Shutter island » de Dennis Lehane, un des meilleurs thrillers contemporains, aurait pu être un handicap… Mais dès les premières images, j’ai vu à l’écran l’atmosphère que j’avais imaginée, un tantinet plus esthétique parfois : l’arrivée des deux marshalls sur Shutter island au large de Boston, une île inhospitalière, lugubre, venteuse, pluvieuse, majestueuse et inquiétante au superlatif, abritant uniquement l’hôpital psychiatrique Ashecliffe avec les patients les plus dangereux du pays comme sur la planète pénitentiaire d' »Alien 3″ les détenus les plus mauvais de l’univers, des aliénés les chaînes aux pieds pour jardiner…
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photo Paramount

Dans les années 50, deux US marshalls, Teddy Daniels (Leo di Caprio) et Chuck Aule (Mark Ruffalo), son accolyte, débarquent sur Shutter iland pour une mission bien précise : retrouver Rachel Solando, une patiente échappée du bâtiment A des femmes alors que sa cellule était hermétiquement close… Ils ont affaire au directeur de l’hôpital, le Dr Cawley (Ben Kingsley), un homme affable flanqué d’un adjoint nettement moins aimable avec un faible accent germanique, le Dr
Naehring (Max Von Sidow), le premier spécialisé en psychothérapie et psychanalyse, le second en neurochirurgie. Une enquête déstabilisante pour Teddy que cet ancien médecin nazi renvoie à sa traumatisante mission de guerre de libérer Dachau. De surcroît, il semble que Teddy Daniels s’est porté volontaire pour cette mission sur Shutter island à des fins plus personnelles, afin de rechercher également un homme qu’il a connu autrefois…La particularité de Rachel Solando, la patiente disparue, est de nier la réalité de ses actes et de son enfermement en HP, s’imaginant être chez elle, interprétant les allers et retours du personnel médical comme ceux de livreurs ou employés des postes. Car Rachel Solando, cas psychiatrique lourd, enfermée après avoir noyé des trois enfants, n’a pas la force mentale de s’en souvenir. Soudain, on retrouve miraculeusement la fugueuse, la mission des deux policiers serait donc terminée… Mais c’est compter sans les éléments extérieurs, la tempête qui les cloue sur l’île durant quatre jours. Teddy D, en profite, à la faveur d’une panne du système électrique de surveillance, pour aller visiter en douce le batîment C qui le fascine, celui des fous les plus dangereux, comme l’attire le phare qu’il soupçonne être le théâtre des tortures neurochirurgicales.


photo Paramount
Le récit est dans la veine d' »Angel Heart, aux portes de l’enfer » (1986) d’Alan Parker avec Mickey Rourke, le thriller identitaire filmé à la manière du film noir, mettant en scène le déni d’une réalité insupportable menant à des pathologies d’une violence proportionnelle à la puissance d’agression de cette vérité occultée, la folie « refuge » en quelque sorte afin d’échapper à la culpabilité (vraie ou fausse, telle qu’on la ressent). La réalité est telle qu’on la perçoit (vrai sujet du film), d’autant plus brutale qu’elle est abordée avec le prisme de la folie où tout se mélange et se brouille… Parfois des hallucinations, des flashes, des migraines, comme des échappées d’une autre vie, incompréhensibles, irrationnelles. On en arrive à la dimension de film noir aux limites du film fantastique où la frontière fantasme/réalité s’estompe, où les scènes d’hier fragmentées font irruption dans aujourd’hui, ainsi, les souvenirs de l’épouse de Teddy Daniels, blonde lascive moite à la manière d’une Lana Turner dans « Le Facteur sonne toujours deux fois » (troublante interprétation de Michelle Williams). On accède même à l’horrifique poétique dans une très belle scène où la femme retombe en poussière dans les bras de l’homme qui l’aime…En filigrane, « Shutter island » aborde deux thèmes qu’au départ on utilisait comme arrière-plan : les deux courants antagonistes de psychiatrie dans les années 50 avant l’avènement des neuroleptiques (ou « camisole chimique ») avec la primauté à l’époque de la neurochirurgie/boucherie de lobotomiser les patients : les deux médecins représentent ces deux écoles qui s’affrontent : le Dr Cawley, défenseur de la cure psychanalytique, et le Dr Naehring qui préconise la neurochirurgie (Liz Taylor dans « Soudain l’été dernier » menacée de lobotomie par sa tante pour qu’elle se taise sur les circonstances de la mort de son cousin…) La présence de l’ancien médecin nazi fait habilement la transition sur le second thème : l’univers concentrationnaire ultime, les hallucinations et cauchemars de Teddy sur les camps de la mort tels qu’il les a trouvés en arrivant à Dachau, l’allusion aux expériences « médicales » dans les camps.


photo Paramount

Scorsese a dit d’emblée en lisant le scénario de « Shutter island » que ça lui rappelait « un vieux film allemand » muet de 1919 : « Le Cabinet du Dr Caligari »… C’est amusant de lire dans le dossier de presse quels films Scorsese a donné à visionner à son équipe pour la préparer à « Shutter island », des classiques du film noir, souvent produits par un certain Val Newton, oeuvrant à la RKO (tous existent en DVD***),
« La Griffe du passé » (1947) de Jacques Tourneur, « Feux croisés » (1947) d’Edward Dmytryk, « La Maison dans l’ombre » (1952) de Nicholas Ray, « Laura » (1944) d’Otto Preminger mais aussi des films noirs fantastiques comme comme « La 7° victime » (1943) de Mark Robson, « La Féline » (1942) de Jacques Tourneur ou, plus proches, « La Maison du diable » de Robert Wise (1963) et « Les Innocents » (1961) de Jack Clayton (adaptation du « Tour d’écrou » d’Henry James).Il semble que pour la première fois de sa carrière, Scorsese ose rendre hommage au légendaire film noir américain des années 40/50, à ses films préférés en tant que spectateur, ceux qu’il connait aussi bien qu’une encyclopédie

, avec cette somptueuse réincarnation du film noir, un peu comme l’avait fait avant lui, dans une moindre mesure, Curtis Hanson dans « LA Confidential » (1999). Dans « Shutter island », le cinéphile Scorsese et le maître de cinéma se galvanisent jusqu’à produire ce chef d’oeuvre (osons le mot) ahurissant de maîtrise et de beauté, une beauté des images qui serait même paradoxalement le seul petit bémol, l’esthétique de certaines représentations (les cadavres sous la neige dans les camps de la mort, par exemple), mais on a affaire à un film de genre, pas à un film réaliste, on peut le vérifier également avec l’utilisation de la musique « à l’ancienne » lors de l’arrivée sur l’île, autre exemple. Malgré tout, le film est triste, la fin du film infiniment triste, on a imperceptiblement basculé des codes du thriller à la dimension universelle des tréfonds de l’âme humaine jusqu’à l’abime vertigineux de la souffrance mentale incurable.Amateur de la première heure de Martin Scorsese, j’avais perdu la foi Scorsesienne lors ses derniers films (le dernier chef d’oeuvre étant, à mon avis, « Casino », 1995), la disparition de de Niro de l’affiche en gros, remplacé ensuite par Daniel Day-Lewis, Leonardo di Caprio. Cest ce dernier, pour sa quatrième collaboration avec Scorsese (

« Gangs of New York », « Aviator », « les Infiltrés »), qui prend enfin ici l’épaisseur d’un Robert de Niro, un rôle difficile où de Leonardo di Caprio se dépasse comme jamais, immense!

*** DVD collection RKO : il en existe 110 aux éditions Montparnasse!!!

Merci à Waytoblue pour ce voyage sur « Shutter island »…

 

Notre note

5 out of 5 stars (5 / 5)

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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