La Modernité d’Ida Lupino


La modernité prémonitoire dIda Lupino

Ida Lupino est de ces personnalités qui résonnent dans nos mémoires parce quelle a traversé un cinéma que nous connaissons, ou du moins que nous croyons connaître. Car notre ignorance commence avec elle et beaucoup dautres, femmes et hommes, qui ont travaillé davantage pour un studio, un cinéaste, un genre filmique, une génération, que pour léclat propre de leur nom. Ida Lupino na pas recherché la notoriété. Ou plutôt, elle nen a pas eu le temps car elle ne tenait pas en place à Hollywood. Actrice, elle est devenue scénariste, productrice et réalisatrice au cinéma puis à la télévision. Cela ne la pas empêchée davoir un enfant, trois maris, et de créer deux sociétés de production. Ida Lupino na jamais renoncé à quoi que ce soit, au contraire. Cette vie riche et concentrée confère une étrange modernité à son oeuvre qui prend sens dans le moindre de ses choix. Que ce soit les sept films quelle a réalisés au cinéma ou la cinquantaine pour la télévision (médium quelle a préféré à la fin des années cinquante pour préserver sa vie de famille) ils portent tous en eux la soixantaine de rôles quelle a interprétés de 1933 à 1978 au cinéma et la centaine pour la télévision des années cinquante aux années soixante-dix.

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Ida Lupino, alors quelle vient de prendre la nationalité américaine, de se marier et quelle interprète Julia Thomas dans Lust for Gold de S. Sylvan Simon, co-écrit ou plutôt réécrit « Avant de taimer » (Not Wanted, 1949), en travaillant avec les comités de censure, pour sa société de production les Filmakers créée en 1949 (sous le nom de Emerald Production) avec son second mari, lécrivain Collier Young. Parce que sa version est celle qui a été retenue pour le tournage, elle est désignée pour prendre en charge la réalisation interrompue au bout de trois jours par la maladie cardiaque dElmer Clifton. « Avant de taimer » lui permet demblée de questionner quinze années dactorat au travers de ce nouveau travail derrière la caméra et de Sally Forrest quelle y dirige. Lactrice et la réalisatrice se découvrent dans ce qui est pour chacune une première expérience, pour lune de jouer, pour lautre de réaliser. Les deux femmes se ressemblent beaucoup, Sally Forrest est une façon pour Ida Lupino de continuer à se projeter devant la caméra tout en étant derrière. Lupino choisit ensuite Forrest pour interpréter le rôle du film « Faire face » quelle a composé à partir dun épisode de son adolescence.

Le scénarios dramatiques dIda Lupino

Le schéma narratif de « Avant de taimer » (1949) est simple et annonce les autres : une tempête qui passe sur le fleuve tranquille dune vie, et puis le retour du calme. Sally Kelton, impuissante face à la force de son destin, doit abandonner son enfant à la naissance. Séquence douverture : un personnage féminin en manteau, lair hagard, remonte une rue réelle de San Francisco sous le générique et tombe sur un berceau. Echange de regards avec lenfant, puis enlèvement de ce dernier. La mère se rend compte de la disparition ; elle court derrière la kidnappeuse qui marche lentement avec lenfant dans les bras, alerte la police et récupère son enfant «my baby, give me my baby». Elle regarde dans les yeux figés de la ravisseuse restée immobile qui ne sait que dire «but he is mine, he is my baby». La mère de lenfant ayant porté plainte, le personnage est arrêté et mis en prison, limage fond sur son visage placide : elle retourne dans son passé. Alors quelle vit encore chez ses parents un peu dépassés, elle flirte avec le pianiste du bar où elle est serveuse. Elle se livre corps et âme à lui. Suite à une algarade avec ses parents, elle se lance pour la première fois seule dans la vie et décide de rejoindre le pianiste parti pour Capitol City ; mais il ne donne pas suite à leur histoire arguant du fait que sa vie est avec son art et non avec elle. Grâce à laide, et lamour surtout, de Drew, un pompiste blessé de guerre, elle trouve une petite situation à Capitol City. Suite à un malaise qui lui apprend quelle est enceinte (du pianiste), elle doit renoncer à la demande en mariage de Drew. Pour la deuxième fois elle est relancée seule dans la vie. Elle entre dans un hôpital pour «Unwed Mothers» et y vit le quotidien de nombreuses jeunes filles après la guerre. Elle reprend ensuite le travail, mais regrette son enfant. Elle le réclame auprès de lhôpital. En vain : il été adopté par une famille très bien, de même religion quelle, lui explique-t-on. Cette scène précède et nous ramène à la séquence initiale du rapt denfant par une la sortie de prison. Drew lattend. Les huit pages de dialogue final sont alors remplacées par une scène daction pure silencieuse où les deux personnages, Sally et Drew, se poursuivent dans la ville, de rues en escaliers et en ponts, jusquà épuisement et réunion des corps. Léconomie du scénario est concentrée sur un seul événement, tous les rebonds narratifs sont dirigés vers la résolution.

On trouve dans « Le Voyage de la peur » (« Hitch-hiker ») (1953) la même logique narrative qui ramènent les personnages, après épreuve, à une vie normale. Deux hommes de classe moyenne sont en vadrouille loin de leur femme, ils prennent un auto-stoppeur pour leur malheur : cest un criminel en fuite. Ils subissent les sarcasmes et lironie du tueur qui joue avec leurs nerfs. Lun de ses yeux reste toujours ouvert, ce qui fait que lon ne peut jamais savoir sil dort. Il faut toute la durée du film et un long voyage aux deux otages pour sortir de leur passivité : libérés de lemprise du tueur, ils retournent chacun à leur foyer déserté. Si ce film se distingue des autres par labsence de femmes, on y retrouve une concentration des thèmes quIda Lupino aborde avec ses héroïnes dans ses autres films : la vie sorganise sur la capacité des hommes à saccepter et à laccepter comme telle.

Pour « Bigamie » (« The Bigamist ») (1953), le personnage ne retourne pas à la situation initiale ; sa bigamie, révélée au grand jour, lui fait perdre ses deux femmes. Le juge le condamne finalement à vivre en homme responsable des conséquences de ses actes. Le film reste quant à lui distant. Le cinéma dIda Lupino juge rarement ses personnages (sauf peut-être lentraîneur de Carole dans « Hard, Fast and Beautiful », 1951), se contentant den faire le portrait le plus exhaustif possible. Entre mélodrame familial et film noir, « Bigamie » fait déjà penser aux films pour la télévision que lon connaît aujourdhui.

Ida Lupino a anticipé le passage des histoires de cinéma aux histoires de télévision. Sa société de production Les Filmakers répond en 1949 à un essoufflement des grands studios qui finançaient et facilitaient la production et la distribution de films indépendants. Consciente dêtre dans une «nouvelle vague», elle explique à la presse en 1950 que «si Hollywood voulait rester leader mondial du cinéma, il devrait faire plus dexpérimentation avec des sujets qui sortent des conventions.» Cest ce quelle fait en choisissant des thèmes comme le viol et la grossesse non désirée dans des films à petits budgets tournés sobrement en décors réels. La télévision la ramène ensuite à des genres codés mais dans le cadre nouveau de séries. Elle produit, et y partage laffiche, avec son troisième mari Howard Duff la série comique « Mr Adams and Eve » (1956-58), pour laquelle elle est nominée aux Emmy comme meilleure actrice en 1958 et 1959.

Quand elle accepte de réaliser et de coproduire un dernier grand spectacle de cinéma, cest pour une comédie religieuse en couleur, « Dortoir des anges » (« The Trouble With Angels ») qui aborde en 1966 la question de lhomosexualité féminine. Deux jeunes filles, les deux «creeps» (serpents) comme les appellent leurs camarades de pension, Mary et Rachel, se lient damitié dans le service de bêtises à répétition quelles organisent toutes deux dans le couvent de San Francis Academy, trois ans durant. Elles sollicitent plus que jamais lattention de la Mère Supérieure qui les découvre dès leur arrivée fumant ensemble des cigarettes dans les toilettes. Cela ne les empêche pas de se mettre plus tard aux cigares dans la cave du couvent : la fumée est telle que lon croit à un incendie, ce sont les pompiers qui éteignent leur cigare. La structure relationnelle triangulaire se construit au fil des catastrophes successives sous la forme dun film double. Il est très bavard, bruyant lorsque lon se trouve avec Mary qui a les brillantes idées et Rachel qui raconte sa vie. Il est silencieux, recueilli quand les nonnes entrent dans le champ. Toute la mise en scène repose sur un jeu de regards entre ces femmes de tous âges, les cadres larges imposent aux personnages une vie communautaire où ils ne sont jamais seuls, toujours quelquun qui regarde, qui écoute. Une ligne narrative se détache alors entre La Mère Supérieure et la jeune pensionnaire orpheline Mary qui ne cessent de sobserver lune lautre en silence : les quelques rares gros plans du film sont dévolus à leurs regards fixes. Après les examens quelle réussit, Mary décide de devenir religieuse et donc de rester avec La Mère à la grande déception de sa jeune amie Rachel. On ne la voit cependant jamais prier. Ida Lupino installe autre chose que la dévotion, quelque chose comme de lamour, qui donne une forme dambiguité aux relations entre toutes ces femmes. «La vocation de Mary est ainsi le lieu de résolution des conflits de la condition féminine de ladolescence prise dans les arènes du travail, de la famille, de la sexualité et de la spiritualité.»

Ida Lupino au festival de Deauville 2007 : rétrospective et correspondances

Même si les films dIda Lupino peuvent apparaître datés par le fait quils sinscrivent de façon quasi-documentaire dans le contexte de leur époque du début des années cinquante, leur modernité surgit dans des films contemporains qui doivent démêler finalement les mêmes questions qui se posent toujours aujourdhui. « Rocket Science » (2007) de Jeffrey Blitz, prix du jury révélation du Festival de Deauville, projeté en même temps que la rétrospective Lupino, en est comme éclairé. Un jeune bègue, qui rappelle directement le personnage de la jeune danseuse atteinte de polyomyélite dans « Never Fear », est sollicité par une lycéenne ambitieuse, quon peut assimiler à la jeune sportive de « Hard, Fast and Beautiful », pour participer à des championnats annuels de débats. Il est vite avéré que cette jeune fille le manipule pour parvenir à ses fins : gagner le championnat. Lamour quil éprouve pour elle le transporte douloureusement vers une forme daccomplissement : il se rue dans le travail, déploie techniques et sollicite aides pour maîtriser enfin le langage. Il suit alors le même parcours que les personnages Lupiniens : victimes ne se révoltant pas et assumant leur besoin dêtre aidés. Cette belle histoire sur ladolescence sachève sur un accent particulièrement Lupinien : quand le héros Hal Hefner parvient à prononcer ses discours, il ne lutte pas pour obtenir une reconnaissance particulière, il ne se transforme pas dans lépreuve en super-héros. Hal était privé de manger une pizza car, la désirant trop, il ne pouvait en prononcer le nom ; à la fin du film, Hal se dirige vers une pizzeria, prononce le mot pizza et dévore, seul à une table et ravi, les parts de pizza que le tenancier, harassé de sa journée, lui a offert au lieu de les jeter. On pourrait déplorer que les désirs de Hal, qui a réussi à vaincre son handicap, n’aillent pas au-delà d’une part de pizza. Que son regard sur le monde ne soit pas au moins aussi grand que son courage l’a été. Que le film n’honore pas, enfin, la gloire de son héros. Mais non, rien n’est à déplorer. Il n’y a qu’à se réjouir de l’humilité et de la simplicité de ce dénouement que la séquence étourdissante (montage parallèle d’une scène de rupture et d’un championnat de débats) du début nous faisait désirer.


* sur l’auteur du texte :
Diplômée en littérature et philosophie, Yola Le Caïnec termine actuellement une thèse sur le cinéma américain et notamment sur George Cukor. Le travail dIda Lupino offre, en contrepoint à la carrière de Cukor, un autre visage dHollywood. A loccasion de la rétrospective sur Ida Lupino (voir billet précédent...), Yola a proposé une participation au blog CinémaniaC spécial 33ième festival de Deauville sous la forme dun texte sur ce cas unique dans les annales dHollywood : le phénomène Ida Lupino, actrice, réalisatrice, féministe avant lheure, dont le nom est familier à tous les cinéphiles mais dont les uvres sont aujourdhui peu connues en France. Un regard expert est donc bienvenu ! Comme je le disais dans mon billet précédent, cette rétrospective sera ensuite reprise par la cinémathèque française du 12 au 19 septembre 2007 à Paris**.

Lire aussi l’article de Yola Le Caïnec sur le site de la BIFI…

 

** A noter : deux des films les plus connus d’Ida Lupino seront projetés samedi 15 septembre au soir à la cinémathèque : « The Bigamist » à 19h et « Le Voyage de la peur » à 21h, on trouve d’ailleurs ce dernier film en DVD zone 2.

 

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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