Le retour virtuel de lEdernel

texte sur Jean-Edern Hallier
Pour commémorer les dix ans de la mort subite de Jean-Edern Hallier, écrivain provocateur et polémiste tant décrié de son vivant, vient de paraître un livre, une enquête dénonciatrice «La mise à mort de Jean-Edern Hallier» par Dominique Lacout et Christian Lançon.



Blog officiel de Jean-Edern Hallier 

Aurait-il été assassiné à Deauville en janvier 1997, tombé seul de son vélo à sept heures du matin ? Installé à lhôtel Normandy où il avait pris ses quartiers dhiver, sans doute aux frais dun quelconque mécène, dun de ceux qui sponsorisaient ses séjours dans des palaces, la Mamounia, la Résidence Maxims, le Raphaël… Voire dautres lieux moins frime, comme ce lotissement pour fonctionnaires en Balagne, à lépoque de disette médiatique où je lai connu… Mais connaît-on jamais les gens, surtout ceux qui se sont perdus de vue à force de traquer une image idéale deux-mêmes ? Sans jeu de mots aucun sur la cécité de lécrivain, partielle puis totale vers la fin de sa vie, JE, cest le drame de la recherche du regard perdu, cette infirmité réelle vécue comme une castration publique dès lenfance.—–


Pour avoir lu récemment le livre témoignage* dune de ses dames de compagnie, ouvrage lucide fort bien rédigé mais débordant damertume revancharde, jai été extrêmement choquée que lauteur parle de JE en le nommant le borgne. Il semble que lingrate ait connu lEdernel (comme on lappelait), après que jai moi-même cessé de le fréquenter, vers la fin des années 1980. A lépoque de son émission sur Paris-Première, quand lécrivain paria sortit enfin de son purgatoire sans média pour renouer avec la notoriété et se rendre compte quil ne sépanouissait en réalité que dans ladversité et la lutte ! Trop de fois combattant de linutile, mais demeurant toujours un mercenaire : ne sétait-il pas présenté, avec le dernier vol pour Bagdad, sous les bombardements de la première guerre du Golfe, pour « en être », renâclant à se réfugier dans les sous-sols de lhôtel ?


« Javais mis tout en jeu pour réussir mon come-back, mais je me répétais maintenant : à quoi bon ? Pour faire les mêmes grimaces quavant ? Pour rejouer la comédie du paraître ? Nen avais-je pas goûté à satiété ? Le succès, quel succès sil ne saccompagne pas de lépanouissement de soi-même, de lharmonie intime que je venais de découvrir en trois ans de marginalisation ? Le fond du gouffre, je lavais connu mais cétait le paradis… » (JEH Carnets impudiques)


Cette bataille jamais terminée contre la mitterandcratie la moralement tué. Vitupérant pendant tant dannées à la fois vérités et potins, dénonçant des scandales tout en se laissant monter la tête par les cancans dun cercle de courtisans gauche-caviar dont il était exclu. Lui, qui se voyait à la place de Jack Lang au ministère de la Culture, ne sest jamais remis de la trahison de « lami » Mitterand auquel il vouait une sorte de passion mortifère. Ce combat perdu davance contre un père de substitution, encore plus narcissique que lui (cest dire…), la démoli. Plus prosaïquement, JE souhaitait par-dessus tout un fauteuil dimmortel à lAcadémie française, le rêve de son père biologique quil voulait séduire en devenant général de larmée des rêves, pour que cet homme autoritaire et craint cesse de le prendre pour ce quil était devenu au détriment de son uvre : un bouffon de la République.


Bien quil lait réhabilitée de façon posthume dans LEvangile du fou, JE naimait pas sa mère dont il disait que son père lavait épousée pour sa fortune… Pour lui emboîter le pas, JE sétait marié en secondes noces avec une riche héritière italienne dont on ne savait plus très bien sil avait aimée passionnément celle-ci ou son compte en banque : car Anna nétait pas son type de femme… Et il savait, mieux que personne, quil faut se méfier, à linstar de lOdette de Proust, de celles qui ne sont pas votre type de femme. Sa troisième épouse, avocate de son second divorce, correspondait davantage aux critères dans lesquels il sétait enivré à la fin de sa vie : la blonde à forte poitrine. Sauf que pendant les dernières années, cet aréopage dingénues perverses avait seize ou dix-sept ans avec lunique arrière-pensée dun quart dheure de célébrité… Bien quil ait avoué une seule expérience homosexuelle dans sa jeunesse, je ne suis pas persuadée que Jean-Edern aimait autant les femmes quil les collectionnait. Sa cour de minets lémoustillait davantage que son harem pubère mammaire, gros chariot de pâtisseries blondes à picorer pour le dessert. A quelques exceptions près, comme cette écrivaine en herbe** qui jouait avec lui à Anaïs Nin et Henry Miller, JE navait aucune estime pour les femmes.


« La Closerie des lilas », QG de JE pendant des années, est un personnage à part entière de la vie de lécrivain, un havre inhospitalier où on mangeait toujours côté brasserie pour très cher le même morceau de saumon sec ou un tartare de boeuf avec des frites graisseuses. A la Closerie, le jeu était dattendre une table pendant des lustres, dattendre ensuite le serveur, la carte, son assiette, pour se retrouver au coude à coude avec des emmerdeurs célèbres… Le vrai jeu consistant en vérité à faire partie des élus squeezant la file dattente pour aller sasseoir directement à la table ouverte/fermée de lEdernel sous le regard mi-curieux, mi-envieux des anonymes, le public… JE parlait fort pour quon lentende, moins fort cependant que lacteur Philippe Léotard qui hurlait son texte lété sur la terrasse comme au théâtre… Ce nétait pas le cas du chuchotant conspirant Philippe Sollers, momifié au formol de la notoriété, avec sa coupe au bol de moine libertin, son fume-cigarette, ses lourdes bagues et son sac en plastique de la boucherie voisine. Les relations entre JE et Sollers étaient plombées de rivalité muette : bien quils jouassent à partager leurs conquêtes, les deux vieux enfants terribles de la littérature mettaient de la coquetterie à se vouvoyer alors quils se connaissaient depuis la revue Tel quel... Perfide, JE nomettait jamais de rappeler en son absence le vrai patronyme de Sollers, Philippe Joyaux, je crois que chacun pensait que cétait lui le génie du siècle et pas lautre…


La première fois que jai rencontré JE, cétait naturellement à La Closerie des lilas. Débarquant de ma province avec deux amies, nous y prenions un verre à une heure creuse de laprès-midi quand jai reconnu lécrivain plus célèbre pour sa bonne mine que pour ses livres ; jétais cependant fan du très culte Bréviaire pour une jeunesse déracinée. Assis à une table face à une jeune femme en larmes, il était hors de question de le déranger pour lui demander, en bonne midinette, un autographe, jai alors prié le serveur de faire signer mon menu… Quelques instants plus tard, JE est venu senquérir de qui avait demandé cet autographe et le contact sest noué pour un an et des poussières dune drôle de relation fusionnelle, à se voir tous les jours quand on signorait la veille… Comme dautres avant et après moi, il ma fait le même plan écrivain par osmose : tu écriras pour mon journal, tu seras ma muse, tu publieras grâce à moi, etc.


Je me souviens de moments irréels comme la publication pirate de LIdiot international, un groupe danges gardiens de lEdernel débarquant, jubilatoires, une nuit à La Closerie avec, sous le bras, des piles de numéros de LIdiot arrachés à la censure, les gens applaudissaient et faisaient signer leur journal… Les réunions du comité de rédaction place des Vosges, dans cet appartement trop grand occupé par son épouse, son fils et lui, qui ne se rencontraient quasiment jamais. Au premier étage, par la rue de Birague, la petite chambre-bureau à tout faire de JE occupait un coin modeste de lappartement, presque exigu, avec sa bibliothèque, ses dossiers, ses manuscrits ; il écrivait assis sur son lit, penché sur un guéridon dans un chaos organisé. Pendant des mois, je lai raccompagné chez lui dans mon Austin Métro après limmuable dîner à la Closerie. Incapable de rester seul, il ne demandait pas autre chose quune dame de compagnie. Très vite le soir, la vodka aidant, il dormait debout. Contrairement à la légende, JE travaillait, se couchait et se levait tôt, vers cinq ou six heures du matin, pour une revue de presse dans un café.


JE avait lart dimposer à des inconnus de la veille une intimité immédiate, du jour au lendemain, on ne se quittait plus. Je crois que tout au long de sa vie, il y a eu le même petit cercle dintimes, sauf que le casting changeait, mais ça ne changeait sans doute pas grand-chose à la distribution des rôles et à la permanence des rituels. Les rendez-vous, les appels téléphoniques compulsifs, les repas partagés, les vacances ensemble… Quand le réalisateur Marco Ferreri a prêté à JE un appartement à Bonifacio lors dun Pâques frisquet, jai fait partie des bagages-cabine. Omar***, son indispensable confident, suivant en bateau pour transporter une moto dont on se servirait à peine. Découragés par la météo, nous navons jamais dépassé Bastia… La vie sur lîle de beauté était quasi monacale, lever à cinq heures, petit déjeuner place du marché dès potron-minet, écriture tout le jour du Foucault, apéritif place Saint-Nicolas, dîner sur le vieux port au restaurant, dûment négocié pour savoir qui allait payer… A dix heures du soir, postés tous les trois comme des pensionnaires dune maison de retraite devant une télé démodée, le scandaleux sans scandale piquait rapidement du nez, ronflant bruyamment… Alors Omar, paternel, disait à plusieurs reprises : « JE, vaaa te coucher… » mais il refusait comme un enfant qui joue les prolongations au salon, niait sêtre endormi, peur de dormir seul de lautre côté du couloir… Quand ma mère a débarqué dans lappartement familial, elle a viré JE. Il nen revenait pas, moi non plus, je naimais pas ma mère… Contrit, il sest replié dans un hôtel sur les Quais doù il sest évadé un jour pour Calvi sans payer sa note… Il était malhonnête par jeu, radin par principe, tricheur par vocation, aimant plus que tout la transgression : un faux voyou, un vrai aventurier, un enfant terrible cherchant inlassablement les limites à dépasser et ceux qui lui tiendraient tête.


« A séloigner des rivages enchantés de lenfance, on nen devient pas pour autant le prince de lexistence » (JEH, Bréviaire pour une jeunesse déracinée)


Jai oublié de parler du livre, quelle importance… Jacques-Marie Bourget a fait un excellent article dans le dernier Paris-Match. Que dirais-je de plus sur le sujet des persécutions, réelles ou fantasmées, dont JE a été victime ? Je nai jamais eu personnellement le sentiment quil ait été menacé au point de risquer sa vie, ou alors était-il encore plus courageux que je ne le pensais ? En ce sens, cétait un vrai aristo… Bien quen relisant les circonstances de sa mort le 12 janvier 1997, je suis dubitative… A sept heures du matin, seul sur son vélo dans une rue déserte de Deauville en hiver, il revient dun bistrot près de lhippodrome où il a acheté des cigares et se dirige vers le Normandy quil natteindra jamais… Jean-Edern nest quasiment jamais seul, sauf ce matin-là, où il est descendu prendre son petit déjeuner en solo dans la salle à manger de lhôtel… Le retour de son corps de Deauville à Paris en ambulance dure sept heures pour faire 202 km… Le même jour, sa suite au Normandy est fouillée, son appartement parisien cambriolé…


Le « prêt-à-penser », locution créée par lEdernel, se porte admirablement, le « pivotisme » aussi, expression inventée pour railler les velléités des ambitieux de passer chez Bernard Pivot**** avant même davoir écrit une ligne. Sa mort fut une provocation de trop… Cet anniversaire nous met devant le fait accompli : il nous manque plus quon ne voulait bien le penser… Il a emporté avec lui la révolte permanente et la liberté dexpression à nimporte quel prix, le procès de la société du spectacle dont il fut lacteur et le pourfendeur. Quoique je sois persuadée quil aurait adoré la liberté de ton des blogs, limmédiateté de la publication, le regain de lécrit, je nose pas penser ce quil aurait, lui, osé écrire. Le blog de JE aurait fait exploser laudience, le plus chic et choc de la blogosphère… Quel dommage quil nen soit pas… Il est indéniable quon sennuie ferme sans lui… On irait bien lui mettre sa vodka au frais, comme il aimait…


« Nos sociétés avancées ont tellement honte de la mort quelles la cachent, ou la taisent, comme inconvenante… La mort est un démenti trop dur, péremptoire, désobligeant et définitif, infligé à toutes les théories sur le bonheur des hommes… » (JEH LEvangile du fou)


* Le Code civil dAlice Massat.
** Corps de jeune fille dElisabeth Barrillé.
*** Omar Foitih, ami et collaborateur de JE.
****« Apostrophes » et « Bouillon de culture » de B. Pivot.
texte publié sur Agoravox le 5 janvier 2007…

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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