"Lord Of War" : Le Saigneur d'Odessa

Andrew Nicoll, 2006

Un douzième du monde est armé et la seule question est « comment armer les onze autres ? ». C’est la question que pose ce film ; pardon, c’est la question que pose ce héros, cet anti-héros, Yuri Orlov (Nicolas Cage) que l’on voit dès la première image debout de dos en costume sombre, cheveu court et attaché-case, dans la posture d’un James Bond version pompes funèbres. Il se retourne et ce n’est pas le générique de l’agent 007 qui défile mais cette scène choc en ouverture, relevée par tous les critiques de cinéma cette semaine : la scène de la trajectoire d’une balle.
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Un tapis de balles aussi grosses que des épis de maïs comme un plancher de cartouches obèses, puis, les gros plans de la chaîne de fabrication de la balle, des doigts qui ajustent aussi gros que des hommes, enfin, la caméra postée dans le canon du fusil nous fait voir l’Afrique comme si nous étions à la place du projectile Choc de l’impact de la balle à toute vitesse sur le front d’un enfant, du sang, la douille qui tombe par terre, l’enfant aussi, fin de l’introduction.

C’est en assistant à une fusillade dans le genre de celles du «Parrain» dans le quartier de Little Odessa à New York où il a été élevé que Yuri Orlov, est touché par la vocation : il sera marchand d’armes comme d’autres sont médecins sans frontières, avec un challenge : devenir le meilleur dans sa catégorie.

L’enfance de Youri a donné le ton d’une vie à s’épanouir dans mensonge jusqu’à en oublier l’origine. La famille Orlov ayant quitté l’URSS sous un faux nom juif, Monsieur Orlov père, avec son chapeau noir et son Talmud, s’est pris au jeu «tu vas à la synagogue plus souvent que le rabbin!», lui reproche sa femme, exaspérée par tant de dévotion.

Dans leur restaurant «Le Crimée», les deux frères Orlov, Yuri et Vitaly zonent dans les cuisines entre deux sniffs de poudre blanche. Si Yuri n’avait pas été saisi par la vocation de la vente d’armes, il aurait fini comme son frère Vitaly, un looser, avec des filles ramassées sur le trottoir et des défonces minables.

Côté cur, Yuri n’avait qu’une ambition : épouser le top model qui posait sur l’affiche du grand mur de Little Odessa dans son adolescence : Ava Fontaine, un nom hybride entre l’incandescente Ava Gardner et la sage Joan Fontaine. Il mettra le paquet pour la séduire en louant un hôtel entier pour la rencontrer « je me suis ruiné à lui prouver que j’étais riche ». Une «épouse-trophée», comme dit Franck Valentine (Ethan Hawke), une créature évanescente et longiligne, une Carole Bouquet US trop belle pour lui.

Vivant comme un Yuppie dans son appartement de Central Park avec une famille modèle, Youri Orlov serait un homme épanoui avec une demi-douzaine de faux passeports pour ses voyages d’affaires, s’il n’était inlassablement traqué par Franck Valentine, l’incorruptible agent d’Interpol, survivant d’une espèce en voie d’extinction de gens qu’on n’achète pas

Yuri Orlov est une sorte de «Forest Gump» du trafic d’armes, un ingénu meurtrier dépourvu du QI nécessaire aux états d’âme, ou se comportant comme tel Il avance, le nez sur le guidon, avec un objectif : réussir comme marchand d’armes. Comme il le dit lui-même à la fin de l’aventure, ce n’est plus l’argent gagné qui compte mais il ne se connaît pas d’autre domaine d’excellence que la vente d’armes. Sempiternellement vêtu comme un VRP avec son costume gris anthracite trois pièces et sa mallette, il parcourt les champs de bataille et fréquente les combattants en treillis avec le pli du pantalon toujours fraîchement repassé.

Le film est une sorte de conte philosophique, un état des lieux sans concessions. Qu’importe que Yuri Orlov cesse de vendre des armes, un autre le fera à sa place, il est interchangeable. Qu’il songe à se rebiffer contre le dictateur du Libéria, son principal client, comme son frère, Vitaly, ce dernier étant malheureusement pour lui pourvu d’une conscience, ça n’empêchera rien, au contraire, ils seraient tués eux aussi.

Sa rencontre avec le dictateur du Libéria est un grand moment, Yuri lui montre une arme, le président Baptiste l’essaye en abattant un de ses soldats, Yuri se précipite, affolé, reprend l’arme des mains du dictateur, regard de ce dernier à deux doigts de la déception pour un marchand qui lui était presque sympathique «Cette arme a été utilisée, je ne peux plus la vendre d’occasion!», s’écrit Yuri qui essuie soigneusement le canon et le barillet avec une chamoisine, regard dubitatif puis ravi du monstre qui éclate de rire : ils sont pareils, deux hommes pour qui la vie humaine ne compte pas, c’est le début d’une sorte d’amitié.

Le film est très drôle et grinçant, un humour au vitriol où l’on sourit sans cesse. La souffrance des Russes après la guerre froide, qui se retrouvaient avec tant d’armes en magasin sur les bras, n’ayant soudain plus aucun ennemi Le marchand rival de Yuri, Simon Weisz, qui « prend parti » en vendant des armes, et même pour les deux partis ce qui, soit dit au passage, finira par causer sa perte Le dictateur du Libéria et son fils, une brute dégénérée et sanguinaire ayant commandé à Yuri la même Kalachnikov que Rambo, en visite à New York «on est venu parler de la paix à l’ONU»

L’interprétation est nickel, Nicolas Cage (Yuri Orlov), considéré comme un des meilleurs acteurs du monde, a gommé pas mal d’outrances dans son jeu, il les a intériorisées, ni hystérisant ni mono-expressif comme il pêchait par excès dans certains films, il a trouvé le réglage parfait.

La seconde star du film dans un second rôle est Ethan Hawke (Jack Valentine) au physique de son rôle d’incorruptible que le réalisateur avait déjà employé dans « Bienvenue à Gattaca ».

Le frère de Youri, Vitaly Orlof est joué par Jared Leto. Ava Fontaine, l’épouse, par Bridget Moynahan, un rôle effacé qui ne laissera pas un souvenir impérissable.

Le réalisateur est Andrew Nichols à qui l’on doit « Simone » et « Bienvenue à Gattaca » et également le scénario de «The Truman show», réquisitoire dans le même esprit contre la télé-réalité avant l’heure.

La BO est assez premier degré avec des airs connus sur le thème des situations, par exemple, on entend «Cocaïne» de JJ Cale quand les deux frères se font des rails, « Le Lac des cygnes » quand Yuri se rend en Russie, le bruit d’une caisse enregistreuse quand on met des balles dans un barillet, etc

C’est un film intelligent avec un seul mot d’ordre : lucidité et humour, ça fait passer la pilule C’est un film fédérateur, on peut le conseiller à tout le monde, toutes sensibilités cinématographiques confondues. L’image est très moderne, gros plans en méga-size, montage serré, rythme soutenu, aucun effet gratuit. Le scénario est en béton, c’est si rare Les dialogues sont un régal, ciselés et caustiques, la dérision omniprésente.

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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