« L’Usine » : exception théâtrale sur le blog!

lusine

Une fois n’est pas coutume, le blog a fait une entorse au tout cinéma pour aller voir «L’Usine» de Magnus Dahlström au théâtre du Rond Point à Paris. Cet écrivain suédois, peu connu en France, a écrit une dizaine de pièces de théâtre dont « L’Epreuve du feu » adaptée en 2002 par Stanislas Nordey. C’est la première fois que Jacques Osinski s’attaque au répertoire contemporain en explorant les sous-sols pavés de mauvaises intentions de «L’Usine». Bien que, pour avoir vu il y a quelques années son adaptation de «Sladek, soldat de l’armée noire» (1929) de Horväth, les thèmes des deux pièces sont convergents par bien des aspects.

Six ouvriers sidérurgistes bavardent à l’heure de la pause dans l’entresol de l’usine. Poursuivie comme une discussion du café du commerce dont on n’aurait pas entendu le début, la pièce débute par le développement d’un point de vue farfelu sur la supposée mainmise des extra-terrestres sur le monde en général et l’usine en particulier, sujet phare de John qui préfère y voir la seule explication à ses malheurs. Aussitôt, un interlocuteur se détache pour polémiquer avec lui, c’est Douglas, détesté par John pour posséder un petit portefeuille d’actions et défendre le libéralisme.

Le second sujet abordé est moins anodin qu’il n’y paraît : Gisela, absente du tableau, est sur le point de quitter l’usine grâce à l’assurance vie de son mari qui vient de se suicider. Pire, elle va changer de nom pour achever de leur tourner le dos. L’insupportable de cette démission de Gisela, ayant soudain les moyens d’échapper à la misère de ses camarades, a neutralisé tout sentiment de compassion à son égard.

Certains parlent pour être écoutés, John, le contestataire, qui soupçonne tout et tout le monde, Douglas, le consensuel, qui voudrait croire au progrès, Lena, la virago frustrée par sa beauté et sa jeunesse volée. D’autres parlent dans le désert avec la certitude ne n’être entendus par personne : Sirpa, la dépressive, qui entretient un interminable monologue logorrhéique émaillé des propos suicidaires. D’autres encore se taisent dans l’indifférence générale, Rolf, l’ouvrier estropié qui claudique, muré dans un mutisme défensif, en rangeant inlassablement les outils car c’est son poste de travail. Ou Einar, le vieux sage, sa calvitie rentrée dans ses épaules, qui se réfugie dans l’annonce de banalités rassurantes d’une autre époque où on avait à cœur le travail bien fait. « il faut reprendre le boulot » répète-t-il mécaniquement. Viendront ensuite Gisela, la provocante, qui conduit sa machine en jupe et talons hauts, pour se persuader de sa féminité et va quitter le navire, remplacée par Sara, la nouvelle, le témoin de la névrose collective car elle débarque. Un seul personnage se situe un cran au dessus dans la hiérarchie : Sven, le contremaître, petit chef borné, le cerveau bardé de préjugés, avec un sens aigu de ne comprendre rien à personne, une composition d’acteur subtile et pleine d’humour.

Mais, hormis Sirpa, qui se soustraira au conflit en mettant fin à ses tourments, nul n’échappera au règlement de comptes qui envahira le terrain au fur et à mesure que monte la violence, un à un, deux par deux, tous vont sortir de leurs gongs. D’autant qu’un événement paradoxalement fédérateur obsède les personnages comme s’il s’était produit la veille : la restructuration de l’usine quatre ans auparavant, suite à un audit commandé à un certain Hagström. Une catastrophe qui a mis à pied la plus grande partie de l’effectif dont le mari de Gisela. Mais qui a piégé à l’époque la machine qui a broyé et brûlé l’ennemi? Certains disent que l’homme, devenu un grand infirme, est encore vivant… A la fois ange exterminateur sonnant la fin d’une époque, d’autant plus bénie qu’elle est révolue, et personnage exutoire providentiel, responsable de tous les maux, Hagström hante l’usine et échauffe les esprits… Pourquoi a-t-on renvoyé le père de John de l’usine après l’accident? S’est-il suicidé par désespoir ou par remords?

Tout au long de la pièce, chacun des thèmes abordés le sera en duo, en duel, entre deux ouvriers qui émergent du groupe et s’affrontent. Après chaque sujet abordé, chaque duel, la lumière baisse jusqu’à une quasi pénombre, avec, quelquefois, le bruit infernal des machines-outils en toile de fond sonore. Une scène avec le personnage de Sirpa est particulièrement renversante, qu’on aurait pu filmer telle quelle au cinéma : dans une lumière déclinante, la jeune femme est seule sur scène. A sa voix off désincarnée, enregistrée, comme la sienne exposée tous les jours à la surdité générale, succède imperceptiblement sa voix en direct. La salle à ce moment retient son souffle, dans un silence de mort, superbe!

Drame social et polar, autopsie de la déréliction des rapports humains contemporains, de leur régression jusqu’à l’animalité la plus primitive, la pièce possède une force de frappe insoupçonnée, exploitée encore au delà du possible par une mise en scène à la dynamite, mèche lente. En resserrant l’étau de la montée dramatique d’une main de fer dans le gant de bure d’un dépouillement jusqu’à l’épure qui cache bien son jeu, la mise en scène s’offre, par dessus le marché, le luxe d’un humour omniprésent qui, loin de nuire au désespoir du message, augmente le suspense en anesthésiant le spectateur crédule qui rit et ne voit rien venir !

Des murs vierges en béton gris barrés d’étroites fentes aveuglées de néons, des bancs et des tabourets, deux thermos de café, des gobelets, des personnages vêtus symboliquement en uniforme de bleus de travail, une BO du vacarme des machines-outils à l’étage supérieur, c’est la partie émergée du décor du sous-sol de l’usine où se déroule le drame. Un minimalisme contrastant drastiquement avec l’explosion des frustrations et des rancœurs et le déchaînement des pulsions sanguinaires jusqu’à la barbarie d’un final d’une violence extrême.

De la mécanisation des métiers de l’industrie à l’instrumentalisation de l’homme assimilé à une manette, à un geste répétitif, enchaîné à des règlements de sécurité du maniement des machines engendrant en retour un sentiment chronique d’insécurité, on peut facilement extrapoler le sujet de la pièce du particulier au général : à la culture généralisée de la peur et de la culpabilité aliénantes. Une société paranoïaque vivant dans la crainte du complot et de l’agression, et, en cela, le dernier et dérangeant film de Friedkin «Bug» ne démontre pas autre chose (le danger infiltré dans la peau).

Pire, soumis à la machine broyante des profits des actionnaires (défendus par des comptables dans leurs "cages climatisées") et à la tyrannie du rendement à moindre coût, la démonstration de ce nouvel esclavage s’étend, bien au delà de l’usine, à l’universel de l’homme marchandise, l’homme jetable, au corps devenu inutile autrement que pour l’image à en vendre (les marchés de la minceur, la jeunesse, la beauté). Un individu déshumanisé, formaté, castré d’une existence propre, souvent drogué pour oublier. L’homme hypercivilisé, en accumulant les frustrations (fonds de commerce du discours publicitaire) est soumis à une pression psychologique croissante et insupportable jusqu’à l’explosion et la régression à la case départ barbare, ces violences urbaines qu’on dit gratuites …

Une pièce choc, sur le fond et la forme, une régénérante douche glacée au gant de crin!

Quelques pièces mises en scènes par Jacques Osinski :

"Mademoiselle Else" d’Arthur Schnitzler
"L’Espérance" d’Odon von Horväth
"Sladek, soldat de l’armée noire" d’Odon von Horväth
"La Faim" de Knut Hamsun
"Dom Juan" de Molière
"Le Songe" d’August Strindberg

Les représentations au théâtre du Rond Point à Paris ayant eu lieu du 16 janvier au 25 février, les prochains lieux et dates de la pièce en RP et province : Maison de la culture de Grenoble du 6 au 10 mars 2007 ; Théâtre de Saint Quentin en Yvelines du 22 au 24 mars 2007 ; Forum du Blanc Mesnil du 29 au 31 mars.

 

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zoliobi

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