Italia incognita : « Kapo » et « L’Enfer dans la ville »

Gillo Pontecorvo, 1959, Renato Castellani, 1958
« Kapo » (« Ka« ) de Gillo Pontecorvo (1959)


Je viens de lire quelques articles sur le net relatant la répulsion qu’inspirait moralement ce film à Rivette alors critique de cinéma, relayé par Serge Daney qui ne l’avait pas vu… Heureusement, j’ai lu ces articles après avoir vu le film, diffusé ce soir  sur le câble, dont je ne savais rien : très loin de banaliser l’horreur comme on le craignait dans les années 60, très réaliste, le film, pour les deux tiers, ne fait aucune impasse sur l’horreur de camps qu’il aborde frontalement, montrant l’ignoble des déportés courant nus vers la chambre à gaz, la sélection des femmes sur leur âge, leur état de santé, qui, devenus inaptes à travailler, sont renvoyées vers les chambres à gaz et remplacées, l’utilisation des adolescentes pour distraire les officiers nazis, comme ce sera le cas de l’héroïne interprétée par Susan Strasberg. La saleté, la privation de nourriture, la maladie, les trahisons, l’ambiance du camp de femmes est odieuse, le spectateur, immergé dans l’horreur dès les premières images, ne peut pas souffler une minute avant le dernier tiers du film. C’est là où le choix est difficilement compréhensible d’incorporer une love story dans ce camp, de racheter le personnage d’Edith/Nicole passé Kapo (sorte de matonne des camps).Ses parents arrêtés devant leur immeuble, Edith, 16 ans, les rejoint en courant dans la rue, elle est embarquée avec eux. Sur le point d’être gazée avec le groupe de déportés, Edith est sauvée in extremis par un médecin qui la fait partir en Allemagne sous l’uniforme et le nom d’une morte pour un camp réputé moins dur que d’autres… Devenue Nicole, l’adolescente fragile se fait remarquer par une des Kapo du camp qui lui fait demander par une des détenues traductrice (Emmanuelle Riva) si elle accepte de passer la nuit avec les officiers SS. A la surprise du spectateur, Nicole accepte de se prostituer en échange de nourriture. Peu après, passée maîtresse en titre de Karl, le chef nazi du camp, Nicole a obtenu un régime de faveur et pris de l’aplomb, ses cheveux ont repoussé, elle a un chat à cajoler, un uniforme, des bons repas, du sommeil, bientôt nommée Kapo, dispensée de travailler, elle fera travailler les autres. Métamorphose de la jeune fille solidaire qui partageait son maigre bol de soupe en femme impitoyable ne pensant plus qu’à sauver sa peau à n’importe quel prix.

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L’arrivée au dernier tiers du film d’un groupe de soldats russes mené par Sasha (Laurent Terzieff) dont Nicole va tomber amoureuse, l’occasion de se racheter en se sacrifiant pour le groupe à sa demande, fait basculer ce film dans le mélo romantique, laissant toute l’horreur à l’arrière-plan, et ça ne passe pas, on est trop choqué par ce qu’on vient de voir pendant plus d’une heure pour s’intéresser à à ce couple rédempteur… Naïveté de la part du réalisateur? Volonté de la production d’alléger un récit que rien ne peut alléger? C’est là où le film aurait dû déclencher plus légitimement la colère des critiques qu’un plan stigmatisé  par Rivette, nommé depuis le « travelling de Kapo », bien antérieur au volet romancé (totalement déplacé dans un tel film, je me répète) où la traductrice/Emmanuelle Riva, à bout de forces, se suicide en se jetant sur les barbelés à haute tension (le fameux travelling se resserrant sur la main de la suicidée), le spectateur d’aujourd’hui y voyant plus de sens que de forme (la mort choisie plutôt que le convoi vers une chambre à gaz).D’une manière générale, tandis qu’en Italie Visconti et Rossellini défendaient le film, les critiques français lui reprochaient « d’esthétiser » l’horreur avec un film nickel, des effets de mise en scène, une musique  parfois grand spectacle : ce qui reviendrait à dire que dans ce cas précis de tentative de représentation à l’image de l’horreur des camps, les qualités cinématographiques du film deviendraient des défauts pour des raisons de morale quand c’est davantage le scénario qui pêche dans son dernier tiers, qu’il aurait fallu alors sur ce sujet abominable s’en tenir au strict documentaire (un débat débordant ce film précis et loin d’être clos)…

Belle interprétation de Susan Strasberg (peu nuancée néanmoins), Emmanuelle Riva et Laurent Terzieff pour un film n’osant pas aller au bout de son projet, qui, loin de s’alléger en incorporant de la fiction, un couple d’amoureux et la rédemption de l’héroïne, ne fait que le pervertir et souligner combien l’horreur prend toute la place et le romanesque n’en a aucune dans un camp de la mort.

Vu hier soir sur Cinécinéma Classic, rediff les jeudi 13 aout 16h45, dimanche 16 aout 14h40, lundi 17 aout 7h55 et mardi 18 aout 12h25.
Ce film a paru en DVD chez Carlotta en 2006 avec des suppléments sur la polémique mais je ne l’ai pas vu pour l’instant.


« L’Enfer dans la ville » (« Nella città l’inferno ») de Renato Castellani (1958)




Le film suivant ce soir sur Cinécinéma Classic se passant dans une maison d’arrêt à Rome bien aseptisée semblait un camp de vacances par rapport au précédent… Une provinciale naïve, grugée par un fiancé escroc (Alberto Sordi dans un petit rôle) qui l’a séduite pour en faire sa complice malgré elle, purge une peine de prison pour un vol chez ses anciens patrons chez qui elle était femme de chambre. Enfermée dans cette prison de femmes au sein même de la ville éternelle, Lina est prise en main par Eglé, la détenue la plus dure, la star de l’étage qui fait la loi. L’occasion de filmer un face à face entre Giuletta Massima et Anna Magnani qui en fait des tonnes en décolleté noir et châle, hurlant, giflant, chantant, un vrai Magnani show. L’univers de la prison est loin d’être réaliste, les religieuses sympa, les détenues au grand coeur, le coup de foudre d’une d’entre elles avec un inconnu  (Renato Salvatori) repéré dans la rue depuis la prison plus que peu crédible. Un film pour passer le temps, surtout celui du réalisateur, avec un beau casting au générique.
 


Anna Magnani dans « L’Enfer dans la ville »

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Posted by:

Camille Marty-Musso
Créateur et responsable éditorial du site www.cinemaniac.fr, en ligne depuis janvier 2006.

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